Une main, un parfum, la douceur d’un baiser, du plus doux baiser du monde, Lolita. Elle est là, près de moi. Je sens sa peau, son odeur, j’ai envie d’elle. Elle répond. Nos lèvres se cherchent, se frôlent et le torrent de nos passions nous envahit. Lolita, mon ange. Je couvre son corps de baisers, sa peau si douce. Je suis en elle et jamais plus nous ne serons séparés. Je l’aime et elle m’aime. Je ne veux plus jamais m’éloigner, plus jamais. Le monde tangue, disparaît. Lolita s’estompe. Non, Lolita, ne t’en va pas, reviens, j’ai besoin de toi. Je t’aime. Je cours mais elle s’éloigne. Elle ne bouge pas mais elle s’éloigne tout de même. Je dois la rattraper. Un choc, je me réveille. J’ai mal. Je suis tombé d’un lit. Des nausées. Je vais vomir. Trop de lumière, je suis malade.
Un rire, ça fait mal, ça vrille le cerveau mais je le reconnais et c’est bon.
« Lolita ?
- Je suis là. »
J’ouvre les yeux, cligne plusieurs fois pour être sur que je ne rêve pas. Elle est toujours là. Elle tangue un peu mais elle est là, devant moi, près de moi. Ce n’était pas un rêve. Mon cœur s’emballe. Elle est assise devant une petite table en bois. Une cigarette éteinte à la main qu’elle roule le long de ses doigts. Je ne sais pas où nous sommes, je ne sais pas comment je suis arrivé là. Et, je m’en fous. Je suis avec elle. Elle a changé ma Lolita. Elle a maigri. Ses joues sont creuses et de gros cernes lui barrent le visage. Elle a l’air plus mélancolique que jamais. Mais c’est toujours ma Lolita, mon ange et je suis là maintenant pour m’occuper d’elle.
« Alors c’est vrai !
- Vrai quoi ? Je me méfie tu as plusieurs fois prononcé mon nom durant ton sommeil et quand je t’ai ramené ici, tu as essayé de m’embrasser. Juste avant de vomir »
Je fais le tour de la pièce des yeux. J’étais tombé d’un lit. Ca d’accord. Il y en avait un deuxième à coté. Défait lui aussi. La chambre ne ressemblait pas à celle de nos ébats passionnés. Je laisse retomber ma tête contre le sol. C’est douloureux, la gueule de bois, mais surout mes espoirs déçus.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
- Je t’ai récupéré dans un bar, la tête affalée contre une table en train de sortir divers propos incohérents qu’il n’est pas bon crier sous tous les toits, à un ours en peluche que tu ferais mieux de garder caché. » En disant cela elle me tendit la peluche que j’enfournais par réflexe dans la poche de ma veste
- Mais comment m’as tu trouvé ?
- Je ne t’ai pas trouvé, c’est toi qui m’as trouvée, je vais dans ce bar presque tous les soirs. Tu n’aurais pas dû venir. C’est dangereux pour toi tout ça.
- Je ne comprends rien.
- Comment ça ? Ce n’est pas ton père qui t’a dit comment me trouver ?
- Mon père est mort.
- Oui je sais, je suis désolé. S’il ne t’avais rien dit alors qui ? »
Une clé qui tourne dans la serrure, une porte qui s’ouvre. Lolita qui se retourne d’un coup. Un couteau apparaît dans ses mains. « Bonjour ma belle. Qu’est-ce qu’on dit à celui qui vous a laissé profiter de la grasse matinée ? J’espère que vous en avez profité au moins.
- Darkness ! Tu t’es servi de Tony pour me retrouver !
- Exact ma jolie. Qui puis-je, tu te refusais à moi »
Raclement de gorge. Une petite fille entre à son tour. Quelques rayons de soleil qui entourent un œil, quelques petits nuages bleus sur la joue opposée. Elle fait un clin d’œil en montrant une petite poupée qu’elle tient d’une main lui faisant faire quelques mouvements de danse au bout de son bras.
« Non, » dit Lolita en croisant les bras. « Impossible » ». La petite se dandine au son d’une musique imaginaire chantonnant une comptine enfantine.
Darkness, tel un gentleman présente son bras à Lolita.
« Jamais » dit-elle. C’est du bluff.
« Ne me prends pas pour un amateur. Qui a dit qu’il s’agissait de toi ? » Un salut. Il se tourne vers la petite : « Constance, démonstration. »
Elle évoque un garde à vous tout en tirant la langue et sort une longue aiguille qu’elle fait tourner dans sa main avant de l’enfoncer au cœur de sa poupée.
Le choc me prend par surprise, la respiration coupée, je tombe à genoux.
« Encore » se contente de dire Darkness. La petite recommence sa chanson, son aiguille reflète la lumière du soleil puis se plante dans la poupée. Je ne peux m’empêcher de crier.
« Pas lui » gémit Lolita avant de reprendre en serrant les dents. « Si tu recommences, j’achève la Comtesse.
- Tue là, je n’ai jamais pu blairer cette pute. »
Il lui présente à nouveau son bras. Elle me regarde. Je tends la main vers elle. Je voudrais la supplier mais nul son ne sort de ma bouche. Mon amour, à peine retrouvé, je te perds à nouveau, je vais mourir.
Lolita se détourne. Elle ne prend pas ma main. Elle la passe sous le bras de Darkness qui sort en sifflotant au son de la chanson de Constance. Je reste là, étendu à même le sol d’une chambre d’hôtel, froide et vide. J’ai trahi Lolita, je les ai conduit droit vers elle. Je ne sais même pas comment. Je n’ai plus mal mais je souffre pourtant. Je souffre bien au delà de toute blessure physique. Je veux rentrer chez moi. Retrouver ma vie, mon père et Lolita. Et surtout, je veux que tout redevienne normal. Je ne cherche pas à comprendre, je reste étendu toute la journée à même le sol et enfin, je me relève.
Je n’ai plus peur, je ne suis plus triste, j’ai compris.
***
Il y a des moments dans la vie, où tout bascule. En ce qui me concerne, mon point de bascule, c’est quand Lolita est partie au bras de Darkness. Ce jour là, j’ai laissé sangloter la petite larve que j’étais, j’ai abandonné ma faiblesse comme un papillon se détourne de sa chrysalide et j’ai décidé de continuer à vivre, de grandir, d’être un homme. Je dis ça après coup, c’est une analyse que j’ai faire en prenant du recul. Sur le moment, la seuls chose qui a pu me faire me relever, c’est un besoin nouveau pour moi : la vengeance. Un homme avait enlevé ma femme. Je devais le détruire et la récupérer.
Mon père m’a dit un jour que pour retrouver son premier enfant il s’était battu sur le terrain de ceux qu’ils pourchassaient. Je n’avais pas compris. Non, c’est faux, je n’avais pas voulu comprendre. Coincé dans mon petit monde j’avais pris soin de porter bien étroite mes œillères refusant d’entendre ce que pourtant, personne ne me cachait. Bien sur qu’il y a des puissances qui nous dépassent. Tout le monde les connaît. On les appelle le hasard, la chance, la poisse que des noms pour désigner un même élément. Quoi ? Comment savoir ? Quelque chose qui nous dépasse et que parfois on croit toucher du doigt lors d’une intuition soudaine inexplicable mais que la plupart du temps on laisse passer, inconscient du trésor qui nous file entre les doigts. On reste passif, se contentant d’espérer devant notre billet de loto ou de se plaindre parce qu’on a choisi la mauvaise file d’attente. Ce sont des choses qui arrivent qu’on dit en se lamentant.
Voilà la première expression que je décidai de bannir de mon vocabulaire. A partir de maintenant, les choses arriveront si je le décide et pas autrement. A partir de maintenant, j’écouterai cette petite voix en moi et je l’obligerais à me guider suivant ma volonté et non la sienne.
A partir de maintenant, je ne suis plus un looser. Maintenant, c’est moi qui gagne et je veux une chose : Lolita. Je pactiserai avec le diable s’il faut mais on me la rendra.
Je suis retourné chez Darkness. J’ai pris un taxi. Il est rentré dans un bus. J’ai continué en métro. Quand j’ai compris que le problème technique qui bloquait les lignes durerait sans doute jusqu’à ce que je descende, j’ai rejoint la station suivante à pied. J’ai continué à marcher. J’ai glissé plusieurs fois sans me faire trop mal. Je me suis relevé et j’ai décidé que c’était suffisant. J’ai évité la merde de chien et je suis arrivé jusque devant chez lui. Bien sur, je n’ai eu droit à nulle concierge pour m’ouvrir la porte. Et quand une limousine noire est sortie du parking souterrain, une douleur si forte s’est propagée dans ma poitrine que je me suis retrouvé plié en deux jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue.
J’ai décidé de changer de méthode. Je suis allé dans des endroits peu fréquentables. J’ai commencé par me procuerer de faux papiers et J’ai fait quelques paris comptant sur ma chance pour gagner. Ca n’a pas marché à tous les coup mais j’ai gagné plus que ce que j’ai perdu. Juste de quoi m’installer, rien de comparable à ce que j’avais connu, guère plus qu’une petite mansarde. J’ai cessé d’avoir peur de la police ou d’être reconnu. Tout comme Lolita avant moi, je me suis contenté de marcher au grand jour sur que personne ne me reconnaîtrait. J’ai répété les paroles de Lolita et ses comptines que je ne comprenais pas.
J’ai repris ma liste. Darkness, j’avais eu mon compte, Constance aussi. Soulsand était mort, De ce que j’avais vu de Knowledge, elle était folle. La comtesse encore pire. Il me restait quelqu’un, celui qui nous avait fourni cette liste. Thymothy le vieil étudiant fan de comix. J’ai retrouvé la résidence universitaire délabrée. J’ai frappé à sa porte et il m’a ouvert un flingue en avant. Ca m’a fait rire. « Tu vas me tirer dessus au milieu d’un immeuble ? » Que je lui ai dit. Il a ôté le cran de sûreté. « Parce que tu crois que tu as plus de chance que moi Witches ? ». J’ai arrêté de rire. J’ai compris que je ne devais pas faire face, je devais jouer subtilement, trouver un plan d’approche et surtout en apprendre d’avantage. Je suis parti
L’hiver s’en est allé. J’ai passé en revue toutes les personnes qui pouvaient m’être utile. J’ai revu Elorie quelques fois mais, malgré son insistance, je n’ai jamais pu me confier à elle. Elle n’était pas Lolita aussi, je l’ai quittée. Sous mon nouveau nom, j’ai loué une voiture et j’ai roulé au hasard défiant ma chance de me conduire vers Lolita. Je ne l’ai pas trouvé, mais je ne me suis pas perdu pour autant. Au bout de cinq jours de pérégrination, je suis arrivée dans une vallée magnifique. Face à moi, des pics enneigés légèrement éclairés par le soleil rasant du début de cette matinée d’hiver. Quelques feuilles dorées s’accrochant encore aux hêtres, brillant sous une rosée gelée, un ciel uniformément bleu, une terre presque ocre dans les champs en friche et au milieu de cette nature si douce, une coquette petite fermette aux murs recouverts de lierre. J’ai senti que j’étais arrivé mais Il m’a fallu un bon moment pour reconnaître la maison de la mère de Darkness. De la première impression de déjà vu, il m’a fallu reconstituer mentalement l’endroit imaginant les montagnes perdues dans la brume, le ciel gris et bas, les champs recouverts de maïs. J’avais détesté cet endroit. Comme quoi un rayon de soleil fait des miracles. Je suis remonté dans la voiture pour faire les derniers mètres jusqu‘à la ferme. Le même chien m’a accueilli distraitement d’un reniflement et la vieille Anna est sortie, tout comme la première fois, son fusil de chasse à la main. Je lui ai laissé le temps de me reconnaître puis réalisant que sa vue ne le lui permettrait pas je me suis présenté. « Witches ? pas très honnête comme nom » a-t-elle dit du même ton réprobateur qu’elle m’avait sorti quand je l’avais vu deux ans auparavant, J’ai compris que, tout comme sa vue, sa mémoire ne lui était pas restée fidèle et je n’ai pas insisté. Je lui ai dit m’être perdu. Elle a gardé son fusil pointé vers moi. Au coin de la maison j’ai vu quelques bûches autour d’une scie.
« Vous ne coupez pas votre bois vous-même ? » Ai-je demandé.
« Parce que tu crois que je n’en suis pas capable ? » A-t-elle répliqué en relevant l’arme vers ma tête.
J’ai levé les bras au ciel. « C’est juste que c’est un travail d’homme. Il vous faudrait des fils pour vous aider. » C’est que j’avais appris à la connaître Anna. Elle a baissé son fusil, elle est rentrée à l’intérieur me laissant sous la garde du chien qui s’est couché la tête sur mon pied puis est ressorti avec la photo de ses enfants et m’a ressorti le même discours mot pour mot sur sa piété, sur la réussite de ses enfants, sa fierté, son fils décédé qui avait été un bon petit gars. Tout en l’écoutant et hochant la tête de temps en temps, j’ai pris une bûche et je l’ai scié maladroitement. Puis une deuxième. A partir de là, le bruit de la scie m’a empêché d’entendre la suite mais elle a continué à parler. Quand une bûche m’est tombée sur le pied, elle m’a engueulé et a commencé sa rengaine sur les gosses de la ville qui ne savaient rien, même pas couper du bois et qui ne seraient bon qu’à crever si la guerre revenait. Je lui ai dit qu’elle pourrait m’apprendre, et elle l’a fait. Avec une force invraisemblable pour une si petite personne, elle a pris la plus grosse bûche et m’a expliqué la taille qu’elle attendait pour que le bois passe dans le fourneau et le maniement de la scie dépourvue depuis longtemps de toute sécurité ensuite elle s’est plainte d’avoir été obligée d’utiliser ça, que c’était un cadeau de sa fille qui avait insisté pour faire venir l’électricité ici mais qu’avant, elle utilisait une hache et s’éclairait à la bougie et que c’était depuis qu’elle avait la lumière électrique que sa cataracte avait commencé. J’ai fait semblant d’admettre qu’en effet la coïncidence était troublante et je l’ai suivi à l’intérieur pour qu’elle me montre son installation et cette lumière des enfers puis elle m’a fait goûter sa soupe que j’ai trouvé bien meilleure que la première fois. Je me suis approché du feu pour me réchauffer et je lui ai démêlé ses pelotes de laine. Comment j’en suis venu à rester ? Je ne saurais le dire. Il était tard, elle m’a proposé de me loger dans la chambre de ses fils pour me remercier de mes services. J’ai accepté. Le lendemain matin j’étais debout avant l’aube pour ratisser les feuilles et avant qu’elle dise quoi que se soit, je lui ai fait remarquer que sa propriété était magnifique et que j’avais bien envie de lui tondre la pelouse et que les arbres auraient besoin d’être élagués et lui ai demandé où je pourrais trouver de quoi faire ces tâches. Elle m’a montré et je suis resté.
Les premiers jours, je me suis entièrement consacré à gagner sa confiance. Je la sentais de mieux en mieux disposée à mon égard parlant ouvertement de ses enfants et de sa vie mais sans jamais évoquer Darkness. La première fois où j’ai tenté de m’approcher du sujet elle m’a répété son histoire. Son garçon s’était enfui. Elle avait espéré longtemps le retrouver avant d’admettre qu’il était mort et faire son deuil.
J’ai rencontré une de ses petites filles, une jolie métisse qui devait avoir mon age qui est restée une après midi à boire le thé et parler de son fiancé. J’ai tenté de lui parler de Darkness ou plutôt Victor en la raccompagnant à la nuit tombée à sa voiture. Elle m’a dit qu’il était mort puis a demandé pourquoi je m’intéressais à lui. J’ai compris que j’en avais trop dit. « C’est parce qu’Anna m’a parlé de choses bizarres à son sujet.
- Ho » a-t-elle dit puis elle s’est approchée et m’a soufflé à l’oreille. « Grand-mère est adorable mais parfois, elle n’a pas toute sa tête ». Puis elle m’a mis la main sur l’épaule et m’a regardé comme on le fait d’un chien abandonné qu’on prend en pitié et m’a dit : « c’est bien que vous soyez là pour l’aider. A vrai dire je suis venue aussi pour vous connaître. Quand grand mère a parlé de vous à maman elle s’est méfiée. Vous savez, on avait peur que vous ayez de mauvaises intentions mais vous me semblez être quelqu’un de bien et peut-être que si vous vouliez rester pour aider grand mère on pourrait se cotiser pour vous rémunérer. »
Tony Witches, ex millionnaire, recyclé en aide pour personnes âgées. Ca m’a fait sourire. Elle a mal interprété mon amusement. Nous savons que trouver du travail n’est pas facile, c’est normal de s’entraider.
« Je vais y réfléchir que je lui ai dit. »
Un autre jour c’est Darkness lui même que j’ai failli croiser. Je revenais du poulailler avec la récolte du jour et du bruit dans la cuisine m’a arrêté. J’ai tenu l’oreille et j’ai reconnu sa voix directement ainsi que son ton ironique.
« Paraît que tu as trouvé un gosse à exploiter ?
- Monsieur, je ne vous permets pas de me tutoyer
- Maman ne recommence pas.
- Je connais tous mes fils, ce sont de bons petits gars et vous n’en faites pas parti.
- Je connais la rengaine. Je t’ai… vous ai apporté deux trois bricoles et un peu d’argent, si vous n’en voulez pas, vous n’aurez qu’à les donner à celui que vous faites bosser pour un quignon de pain et un bol de soupe. Et après c’est moi le tortionnaire » maugréa-t-il.
Il y eut un bruit de chaises, quelques pas et j’eus juste le temps de me faufiler dans l’escalier, le plus silencieusement possible, avant que l’ombre noire de Darkness traverse le couloir. « Comment s’appelle-t-il au fait ton bienfaiteur ? »
Merde, merde, Souvent j’avais tenté d’implorer la chance pour qu’Anna me parle ou juste pour trouver des champignons afin de m’exercer et tenter de comprendre comment maîtriser cette tactique étrange qui réussissait si bien à Lolita. Jusque là, même si je dois avouer que la cueillette des champignons fut fructueuse, je ne pouvais pas dire que ce fut vraiment une réussite mais là, ça devait absolument marcher. Si Anna révélait mon identité à Darkness, j’étais foutu. Il me fallait de la chance maintenant.
« Jules » dit Anna, « il s’appelle Jules ».
Je soupirais de soulagement. Après était-ce vraiment de la magie ou je ne sais quoi d’approchant ? Une fois sur deux Anna m’appelait Jules pour une raison que j’ignorais.
« Comme ton ancien métayer ? » demanda Darkness
« Oui, c’est pas vraiment son nom mais j’ai tendance à oublier. Ce nom, je m’en rappelle. Je me souviens mieux de ma vie d’il y a vingt ans que de ce que j’ai mangé hier. Comme je sais que mon petit est mort et qu’il ne doit plus venir me hanter. »
La porte d’entrée s’était ouverte. « Ca exploite un gosse sans même se donner la peine de retenir son nom et ça se permets encore de faire la morale.
- Monsieur, je ne vous permets, pas, veuillez sortir.
- Je connais le chemin. Il y eut la porte qui se ferme en grinçant, le bruit du moteur d’une voiture qui s’éloigne, les pas d’Anna vers la cuisine et je me forçai à compter encore jusque cent avant de descendre l’escalier, mon panier d’œufs toujours à la main. Je le posai sur la table de la cuisine, d’un geste qui se voulait désinvolte tandis qu’Anna s’était mise aux fourneaux
« Vous avez eu de la visite madame Anna ? »
Elle se retourna et du même air qu’elle avait pu avoir le jour de mon arrivée, pointa sur moi sa cuillère en bois comme s’il s’agissait de son antique fusil de chasse. « De quoi tu parles ?
- C’est juste que j’ai vu des traces de pneus sur l’herbe avec la pluie de ses derniers jours ça marque. » Dis-je d’un air niais. Elle rangea sa cuillère dans la soupe et recommença à touiller. Je ne pus m’empêcher d’insister : « Un de vos enfants peut-être ou l’ouvrier qui doit retourner le champ ?
- Non » dit Anna.
Le silence se prolongea sans que je trouve le moyen d’en savoir plus mais elle se décida d’elle même. « Crois-tu que les morts puissent revenir des enfers pour nous faire du mal mon garçon ? »
Je n’hésitai pas un instant, c’était la perche que j’attendais depuis des semaines. « Oui, sans aucun doute » dis-je me forçant à prendre l’air le plus sérieux du monde.
Elle en lâcha sa cuillère et me fixa de ses yeux vitreux. Je me demandai si je n’avais pas fait une gaffe mais elle attrapa la bouilloire, deux tasses, des herbes de tisanes infâmes et me pria de m’asseoir en face d’elle.
Je pris place et j’attendis. Ca faisait deux mois que j’attendais, je pouvais bien patienter encore deux minutes que son tilleul périmé macère.
« Je t’ai parlé de Victor ?
- Le fils que vous avez perdu.
- Oui. » Elle hésita et se lança. « Avant de mourir il a pactisé avec le diable. Le malin lui a donné des pouvoirs venus des ténèbres pour faire le mal avant de le rappeler à lui et maintenant, il vient me hanter cherchant à me tenter pour m’éloigner de notre Seigneur. » Tout en disant cela elle sortait des billets de son tablier et les brûlaient un à un.
Je savais que le jour où elle se confierait j’aurai sûrement droit à ce genre de discours qu’il me faudrait décoder afin de séparer la réalité de ses croyances superstitieuses. C’était d’autant plus difficile qu’avant de la rencontrer je n’avais jamais été éduqué à aucune religion et que, si depuis qu’elle m’avait recueilli comme elle disait, je me forçai à l’accompagner tous les dimanches à la messe, la foi était pour moi un mystère qui me restait étranger autant qu’étrange.
« Cet argent vient-il du démon ? » Demandai-je espérant ne pas en faire trop.
Elle s’assit face à moi, le dernier billet brûlé et plaça une vieille chandelle entre nous. « Tout à fait » me dit-elle.
Jackpot elle était prête pour la confession. « Racontez-moi » demandai-je
Elle but le liquide brûlant à petite gorgée, posa sa tasse et entama son récit « Victor était un bon petit gars ». Ca je l’avais entendu une bonne centaine de fois. « Peut-être ne me suis je pas assez occupé de lui. Entre la ferme et les enfants, c’était difficile de les garder tous à l’œil. »
On déviait du sujet. Je ne devais pas la laisser se culpabiliser Je pris la main fripée d’Anna dans la mienne. « Je suis sur que vous avez fait de votre mieux. Le malin est malheureusement très puissant » ajoutai je la sentant peu convaincue.
Elle approuva de la tête et reprit son récit. « Il était trois » dit elle. « Mon Victor et deux amis : Lucas le fils de notre voisin et Thymothy un copain d’école ». Ok, nous étions en plein dedans. Victor alias Darkness, Lucas alias Soulsand, le grand frère que je n’avais jamais connu et Thymothy, ce vieil étudiant à qui Lolita avait arraché une liste d’adresse par un chantage que je n’avais pas compris alors.
« Je n’ai jamais su si le diable les a eu tous les trois où s’il était matérialisé dans l’un d’entre eux » continuait la pauvre femme « mais il les a poussé à faire des choses malsaines.
- Quoi ? »
Elle me regarda droit dans les yeux : « A quitter la voie de notre Seigneur ». Elle s’emballa d’un coup. « Ils sont partis un jour et nul ne les a plus revu durant des années. Victor avait quatorze ans à peine. Avec le père de Lucas, nous les avons chercher des mois durant, imaginant le pire. Victor est revenu bien plus tard. Il avait changé. Grandi bien sur mais surtout, il était dépourvu de toute morale et toute honnêteté. Ca se lisait sur son visage et sur les vêtements de nantis qu’il portait. Ils avaient les poches pleines d’argents malhonnêtement gagnés. Il faisait des paris et gagnait car le diable lui soufflait quoi jouer et s’adonnait à la sorcellerie. Il avait aussi ramené avec lui une pauvre fille de mauvaise vie qu’il tentait de pervertir et un jour, après une violente dispute, il a disparu à nouveau. J’ai compris que le diable avait exigé le paiement de sa vie. Mais depuis peu, le spectre de Victor a réapparu. Il me parle, bouge, comme s’il est vivant, mais il est mort.
- Peut-être n’était-il pas mort ?
- Ho si il l’est. Son corps est mort. D’ailleurs, il ne change pas. Il erre de temps en temps, fouillant dans le jardin ou tentant de me corrompre avec des biens venus des enfers, gardant l’image du jeune homme de vingt cinq ans qu’il devait être quand le diable l’a rappelé à lui ».
Je frissonnai. Les paroles mystiques si convaincue d’Anna, le jour qui s’amenuisait, la lumière vacillante du bout de chandelle, la vieille fermette, toute cette ambiance digne d’un film d’horreur pour me sortir des élucubrations surnaturelles que je n’aurais même pas pris la peine d’écouter six mois auparavant me faisait aujourd’hui froid dans le dos et il était vrai que j’avais vu Darkness. Jusque là je n’avais pas fait le calcul mais en y réfléchissant, il avait plutôt l’air d’avoir l’age d’un des petits enfant d’Anna. Ce pourrait-il qu’il soit le fils de Victor et non Victor lui-même ? Mais alors, pourquoi se faire passer pour Victor ?
J’aurais le temps d’y réfléchir plus tard et de démêler le vrai du faux. Je devais profiter du moment pour en apprendre le plus possible. « C’était quoi cette sorcellerie ?
- Des rites sataniques » dit Anna comme si c’était évident.
« Mais de quel ordre ?
- Des incantations, des évocations à des puissances démoniaques, des potions magiques. Des pratiques dignes d’un bûcher » conclut-elle.
Je n’en sus pas plus ce soir là. Elle se leva avant de me laisser le temps de poser une question supplémentaire, attrapa deux assiettes, des couverts, la marmite de soupe et deux grosses tranches de pains noirs tout en disant qu’il était mauvais de parler de ce genre de choses.
Je me forçai à manger tranquillement et finir les quelques tâches qu’elle me demanda. A la tombée de la nuit, la maison devait être fermées et je m’attelai à faire le tour de chaque fenêtre pour en fermer les volets. Je lui fis ensuite la lecture de la sainte bible et ne réussis à m’isoler dans ma chambre qu’après 22h.
Là, assis sur mon lit, je pus enfin reprendre point par point ce qui avait été dit. Je supprimais de suite la présence du démon, replaçai l’histoire dans un contexte chronologique et épurai le discours. Les informations restantes étaient maigres.
Qu’avais-je appris ? : Il y avait trente ans trois garçons Thymothy, Lucas et Victor découvrent quelque chose ou parle à quelqu’un, bref il se passe quelque chose qui les décident à s’enfuir, tous les trois. Déjà là, il manquait un point essentiel. Pire, les dates ne collaient pas. Il y avait trente ans Darkness, alias Victor devait être au berceau, Thymothy, j’aurai pu lui donner quarante ans, voir plus s’il ne vivait pas dans une chambre d’étudiant quant à Lucas, je n’avais pas demandé la différence d’age avec moi, il était parti bien avant ma naissance. Aurait-il pu avoir dans les quarante cinq ans aujourd’hui ? Il aurait fallu que mon père l’ait très jeune mais c’était envisageable. Par contre Darkness ? Après tout certains hommes restent jeunes longtemps, peut-être a-t-il eu recours à de la chirurgie ou alors il s’agit d’un membre de sa famille. J’y avais déjà pensé mais il aurait fallu qu’ils se ressemblent assez pour abuser sa propre mère. Peu probable.
Bon, continuons. Ils disparaissent durant dix ans. On peut supposer qu’ils mettent ce temps à profit pour apprendre ce que Anna appelle « sorcellerie ».
Ensuite revient Victor devenu Darkness. Elle ne parle pas des deux autres mais Darkness revient avec une fille. On peut supposer qu’il s’agit de Lolita. Il aurait été intéressant d’avoir confirmation mais je me voyais mal le demander. Je n’étais pas sensé la connaître.
Donc Darkness, s’adonne a des pratiques de sorcellerie, se dispute sur ce sujet avec sa mère et disparaît à nouveau. Anna décide qu’il a perdu son âme et décrète qu’il est mort.
Ok. Maintenant que manque-t-il pour que le récit soit cohérent ?
En premier lieu, le point de départ, qu’ont ils découvert ?
Ensuite, qu’est ce que Anna appelle sorcellerie ? Sur ce point je commençai à en avoir une idée : il y avait la maîtrise de la chance mais ce n’était pas tout. Mon corps ne pouvait oublier la douleur réelle provoquée par une aiguille dans une poupée vaudou tenue par une gamine de huit ans. Oui, je devais faire admettre à mon esprit cartésien qu’il y avait là des pratiques que, si je ne pouvais encore me résoudre à appeler surnaturelles n’étaient pas explicables avec mes connaissances scientifiques actuelles.
Il reste aussi à savoir quels usages ils font de ces connaissances. Anna avait parlé de pratiques malhonnêtes. Tout est malhonnête pour Anna mais le peu qu’il avait pu savoir par Lolita confirmait ce fait. Après tout n’avait-elle pas tenté de fuir ?
Il restait tant de points sombres. Je me laissai tomber sur le lit. En écoutant parler Anna, j’avais eu l’impression que j’allais enfin tout savoir. Encore en montant dans ma chambre je pensais qu’en démêlant son histoire, je comprendrais tout et que, dès demain, je pourrais reprendre mon baluchon avec en main, toutes les réponses que j’étais venu chercher mais il me restait sans doute encore des semaines de travaux forcé sans même l’assurance de découvrir quoi que se soit d’autres. Je m’endormis, plus démoralisé que jamais. Peut-être aurais-je du me montrer à Darkness. J’aurai pris l’antique pétoire d’Anna, l’aurais menacé jusqu’à ce qu’il me dise tout et Anna m’aurait laissé faire puisqu’il ne s’agissait que d’un fantôme selon elle.
J’ai eu de la chance. L’ai je fait venir ? Je ne sais pas mais je n’en pouvais plus de cette vie loin de toute civilisation et j’ai décidé que s’en était assez et que je devais trouver les réponses à mes questions. J’ai profité d’une absence d’Anna pour déterrer la vieille boite en fer blanc que m’avait montré Lolita. Je pensais que je n’y trouverais rien de plus que la première fois et en effet, même si les échantillons s’y trouvaient toujours j’eus beau les tourner sous toutes les coutures, je ne découvris rien et je pris soin de tout remettre en place. Le champs ne m’inspirait guère et je préférais passer de l’autre coté de la maison. Le relief était plus important de ce coté. La bicoque se trouvait près des contreforts des montagnes abrités du vent par une falaise. Au dessus peut-être ? Je longeais l’a pic sur plusieurs kilomètres à la recherche d’un chemin accessible pour monter. Ma promenade me conduisit jusqu’à la route menant au village. Je continuai, longeant la route. J’étais sorti depuis un moment de la propriété d’Anna pour entrer sur un terrain en friche autour d’une maison à l’abandon. Anna avait parlé de Lucas comme d’un voisin. Se pourrait-il qu’il vivait ici ? Se pourrait-il que mon père ait vécu ici ? Ca ressemblait si peu à Thomas Witches, le grand chef d’entreprise toujours impeccable. Je ne pourrais jamais imaginer mon père les mains dans la terre. Je regardai mes ongles noirs. Après tout, jamais je n’aurais pensé me trouver moi-même ici. La vie est étrange. J’entrai résolument sur le terrain, enjambant une vieille clôture en barbelé rouillé. Le plus logique était de commencer par la maison mais cette petite voix que je commençais à écouter me poussait à continuer l’observation de la falaise aussi je continuais à la longer, les jambes dans les ronces, jusqu’à découvrir un trou quasiment enfui sous la végétation.
« Jules. »
Je serrais les points. Repéré.
Anna m’appelait ainsi car elle ne réussissait pas à retenir mon nom. Au fond, je ne pouvais m’en plaindre, ça m’avait sauvé une fois et me garantissait l’anonymat.
Je me forçai à sourire à Anna qui recommençait à m’appeler depuis la route.
Je revins vers elle. Elle me tira quand j’arrivai à sa hauteur, au risque de m’écorcher contre le barbelé.
« Du calme » ne pus-je m’empêcher de dire.
« Que faisais-tu là bas ?
- Je me promenais, je pensais que c’était désert.
- Ca l’est mais n’y va pas, ce lieu est maudis. »
Parfais pensai-je. Maintenant je savais où chercher. « Pourquoi ? » lui demandai-je.
Elle refusa de répondre mais, avant d’entrer dans la maison, elle me remit en garde me répétant bien de ne pas retourner là bas et finit par me dire que c’était de là que venait le diable.
J’attendis donc la nuit qu’Anna soit couchée pour y retourner muni d’une lampe torche. Le chemin à parcourir était long. Il me fallut une bonne heure pour retrouver le trou et encore une autre pour dégager l’entrée tout en gardant suffisamment de ronce pour que mon travail ne soit pas visible de la route. J’entrai dans une grotte. L’antre du diable. J’avançai de quelques mètres avant de rencontrer la pierre. Ou plutôt la brique car le tunnel avait été consciencieusement muré. Après avoir tenté quelques coups de pied et gratter les joints, je fus obligé de me rendre à l’évidence, ce n’était pas ce soir que je découvrirais le fond du mystère. La nuit était trop avancée pour avoir le temps de chercher des outils et de revenir. Je quittai donc la grotte, replaçai un semblant de végétation devant l’entrée et regagnais mon lit où je m’accordai deux maigres heures de sommeil avant que l’aube ne m’appelle pour mes corvées matinales.
Ce jour là, je songeai sérieusement à tout plaquer. Je pourrais prendre quelques outils, mes affaires, filer à la grotte, découvrir ce qu’elle contient et quitter Anna sans laisser d’adresses mais je m’étais attaché à la vieille et même si, jour après jour, elle me mettait de plus en plus de corvées sur le dos comme si j’étais à son service jour et nuit j’en étais arrivé à avoir une réelle affection pour ce petit bout de femme farfelu. J’attendis donc la nuit suivante. Sur mon lit, patientant pour être sur qu’Anna soit endormie, je faillis succomber au sommeil et pensais que je pourrais bien attendre un jour de plus. Une bonne nuit de sommeil m’aurait fait du bien mais je me levai cependant, fis un détour par la grange où je choisi une pioche et retrouvai la grotte une heure plus tard. « A nous deux Satan » dis-je la pioche bien en main devant le mur de brique. Anna avait l’amour du travail bien fait et je passai une bonne partie de la nuit à frapper avant de pouvoir me glisser dans l’ouverture. Ma lampe torche à la main, je m’enfonçais dans le boyau dégagé. Je n’eus pas à marcher longtemps avant d’atteindre le fond. La galerie s’élargissait légèrement et le tunnel s’arrêtait là. Il y avait une vieille chaise branlante dont la paille moisie s’échappait, prouvant que l’endroit avait servi, à part ça, rien. Je tâtai les murs à la recherche de n’importe quoi, sans succès. A la lumière de ma torche, je découvris une citation gravée dans la roche « il faut saisir sa chance » un peu plus loin une autre « Il ne faut pas attendre la chance mais la dominer. Toujours ce même discours. La chance comme une entité à part entière, capable d’être manipulée, dominée.
C’était la chance qui m’avait amené chez Anna, elle encore qui m’avait fait découvrir cet endroit. J’étais obligé d’y croire. Pour le reste, je devais être réaliste, je ne trouverai rien de plus ici. Si un jour il y avait eu quelque chose, soit Darkness et ses compères l’ont pris soit Anna l’a fait disparaître sans doute par le feu purificateur.
Je hurlai en sentant une main sur mon épaule.
Ma lampe torche m’échappa et tomba à terre et je vis avec horreur quelqu’un derrière moi s’en emparer et la braquer sur moi, telle une arme.
C’aurait été un homme, même deux fois plus costaud que moi, je lui aurais foncé dedans mais c’était une femme et je restai planté là, trop surpris pour ébaucher un geste. Elle n’avait pas fait le moindre bruit, et était venue dans la plus totale obscurité.
« Vous êtes le fils de celui qui se faisait appeler Witches ? » Demanda-t-elle innocemment comme si on s’était rencontré sur un marché.
« Je lui dis oui », qu’aurais-je pu dire d’autres ?
Son visage s’illumina, je lui aurais donné dans les quarante ans mais vu le peu de lumière c’était difficile à dire. « Vous ressemblez à votre père en plus jeune et à votre frère en plus vieux. C’est plus facile de changer de nom que de visage. La vieille Anna doit avoir la vue bien basse et la mémoire mauvaise pour ne pas avoir fait le rapprochement » Elle souriait toujours et moi, j’hésitai entre m’enfuir à toute jambe ou essayer d’en savoir plus. Je me cassai le dos depuis des mois pour glaner le moindre indice, je n’allais pas renoncer devant une mine d’information potentielle.
« Je crois que mon père habitait sur ce terrain » lui dis-je.
« Sûrement pas » répliqua-t-elle d’un ton offusqué, « cette parcelle est dans ma famille depuis 80 ans. « Votre famille habitait de l’autre coté de la route. Vous savez, je ne me serais pas déplacée si vous n’étiez pas en train de saccager mes terres ».
Il n’y avait aucun reproche dans le ton de sa voix pourtant je me sentis gêné. Violation de domicile on appelait ça. « Je suis désolé. »
Elle haussa les épaules : « Vous avez trouvé quelque chose ?
- Non » lui dis-je.
« Thymothé a vidé les lieux avant qu’Anna mette le feu à ce qu’il restait.
- Vous connaissiez Thymothé ?
- Bien sur. » Elle fit demi tour sans un mot de plus et éteignit la torche et sortant de la grotte.
« Vous venez ? » dit-elle sans se retourner.
Je la suivis en tâtonnant dans le noir, alors qu’elle se déplaçait avec légèreté les mains dans les poches, admirant le ciel étoilé.
« Je préfère garder votre lampe éteinte, la lumière se voit de loin et les rumeurs vont vites par ici. J’ai vu votre lampe depuis la maison. »
C’était difficile à croire surtout que la maison en question était dissimulée au milieu d’un bosquet épais. C’était une petite fermette, plus petite que celle d’Anna mais qui avait l’avantage d’avoir tout le confort moderne. En entrant, j’eus une douce sensation de chaleur puis je clignai des yeux quand la lumière s’alluma. La femme se dirigea derrière un bar et servit de l’eau bouillante d’une bouilloire électrique dans deux tasses. Il y avait déjà sur la table du thé et des biscuits.
« Vous invitez tous les hommes qui pénètrent en pleine nuit sur votre propriété ? »
Elle ébaucha un sourire. « J’avais deviné que c’était vous. Qui d’autre s’intéresserait à cette vieille grotte ?
- C’était tout de même risqué, j’aurai pu vous faire du mal. »
Elle me désigna une chaise et me dit de m’asseoir. Darkness m’a dit que je n’avais rien à craindre de vous, que vous étiez aussi mauvais que moi en sorcellerie quoique avec un meilleur potentiel. Vu votre famille, en effet, je me doute du potentiel. » Après avoir passé des mois pour de maigres informations voila que j’en avais tellement que je ne savais plus par où commencer. J’en vins au plus urgent : « Vous connaissez Darkness ?
- Bien sur, vous savez, à la campagne tous les enfants se connaissent.
- Et vous êtes toujours en contact avec lui ?
- Oui » dit elle entre deux gorgées de thé. « Il souhaite que je garde un œil sur sa mère. A vrai dire, il m’a dit que vous travaillez pour elle mais je vous avais reconnu avant.
- Parce qu’il sait que je suis ici ?! »
Elle posa sa tasse et sourit. Parce que vous pensez pouvoir lui cacher quoi que ce soit ? Bien sur qu’il le sait, ça l’a beaucoup amusé mais il m’a dit de garder un œil sur vous et de le prévenir si vous faisiez des choses », elle mima des guillemets « bizarres ».
Je me renfrognai : « Bizarre comme casser un mur au fond d’une grotte en pleine nuit ?
- Par exemple oui. »
Je pris mon sourire charmeur « mais vous ne lui direz rien, n’est ce pas ?
- Bien sur que si. »
Pas très efficace mon sourire. « Je ne comprends pas. Pourquoi me surprendre, puis m’inviter et finir par me raconter que vous allez me dénoncer ? »
Elle haussa les épaules, « allez savoir ».
Je me laissai aller sur le dossier de ma chaise. « Et vous-même, vous êtes une… » le mot eut du mal à sortir de ma gorge « sorcière » réussis-je à dire.
« Je vous ai dit non. Pensez-vous réellement que je vivrais encore ici si j’avais un talent quelconque ? » Non, je n’étais que la petite fille qu’ils acceptaient parce que je les avais surpris et que sinon, je risquais de tout raconter à ma mère.
« Alors, vous avez assisté à leurs réunions ?
- Oui parfois. Enfin au début car Thymothé a vite décrété que je n’avais aucun talent, ce qui était vrai, alors je me suis vite lassée de passer mes nuits dans une grotte humide.
- Mais que faisaient-ils ?
- He bien, je sais que Thymothé avait trouvé un livre. Un vieux livre écrit dans une langue bizarre. Je l’ai vu mais je n’ai pas pu déchiffrer le moindre mot. Soi disant, Thymothé savait le lire. J’avais des doutes sur ce point mais à partir des traductions de Thymothé, ils fabriquait des potions, utilisaient des incantations. A vrai dire, je n’ai pas pris ça au sérieux sur le moment. C’est en voyant ce qu’ils sont devenus que j’ai fini par y croire. J’en ai parlé à votre père, il y a longtemps. »
Je l’attrapai par les épaules au dessus de la table. Visiblement elle ne s’y attendait pas car elle sursauta légèrement. « Il faut que vous me disiez tout ce que vous savez, je dois apprendre. »
Elle se mit à rire. « Voyons » dit-elle, « je n’en sais guère plus. Ce que je sais, c’est que la première chose qu’ils ont appris à maîtriser, c’est la chance. Pourtant, deux personnes de votre famille sont déjà mortes et moi qui ne maîtrise rien de cela, je suis encore en vie. Ne pensez-vous pas qu’il serait plus sage de vous éloigner de cela ?
- Peut-être » lui répliquai je du tac au tac « mais dans ce cas, vous devez cacher ma visite à Darkness. S’il sait que je suis venu, il me pensera trop impliqué pour me laisser tranquille. »
Elle se mordit les lèvres. « Si je suis en vie, c’est parce que je ne m’oppose pas à lui. Je suis désolé. Je vous ai aidé du mieux que je pouvais ». Tout en disant cela elle se leva et débarrassa la table.
« Donnez moi au moins son numéro de téléphone.
- Pardon ? » dit-elle
« Darkness, je suppose que vous avez un numéro pour le joindre et faire le compte rendu de vos espionnages. A moins que vous le joigniez par quelques rites magiques. »
Elle sourit de nouveau. « Oui, j’ai son numéro ». Elle inscrivit quelques chiffres sur un bout de papier.
J’hésitai, et jetai un coup d’œil sur la pendule. 6 heure du matin. Pas une heure pour téléphoner chez les gens, mais au fond qu’en avais-je à faire. Je ne savais absolument pas ce que je lui dirais mais me dirigeai résolument vers le téléphone. Mon hôtesse ne fit pas le moindre geste pour m’en empêcher.
Après une dizaine de sonneries, elle dit : « il ne décroche pas si ce qu’on a à dire ne l’intéresse pas. »
Je raccrochai » Pardon ?
- Oui, il ne décroche que si j’ai des informations qui peuvent lui être utile.
- Et comment pourrait-il le savoir ? »
Elle haussa les épaules. « Il le sait, c’est tout