vendredi 14 décembre 2007

Chapitre 11

La comtesse, mon père. Le monde qui s’effondre. Le sol froid. Dur. La douleur. Je tombe dans un puits sans fond. Les cris. C’est doux. Peut-être suis-je mort. Il fait chaud. Je me réveille. Je suis dans une chambre. Blanche. Un lit. Blanc. Sur moi une chemise de nuit. Blanche. Le silence. Une odeur de formol, de maladie, de mort. Un hôpital, je suis dans un hôpital. Sur une chaise, Un homme : Noir. Il me regarde. Il appuie sur un bouton. Une infirmière apparaît. Elle me prend la tension. Vérifie un appareil. Insère un nouveau liquide dans un cathéter. Pas un mot. Elle m’évite. Elle finit pas croiser mon regard et se défile se précipitant vers la sortie. Je me tourne vers celui qui est resté. Police. Il est en uniforme.

« Monsieur Witches est décédé. » Une main sur l’épaule. « Je suis désolé. »

S’en suis un vague descriptif de la trajectoire de la balle, des lésions irréversibles, des médecins qui ont fait leur possible. Je ne comprends pas. C’est moi monsieur Witches, et je suis vivant. La mort ressemble-t-elle à un hôpital ? La brume dans ma tête se dissipe peu à peu et l’inconcevable me frappe. Mon père, mon père est mort. L’homme parle toujours. Des condoléances, des mots vides. Il partage ma douleur. Qu’en sait-il ? Moi même je ne le sais pas. Je ne ressens rien. Mon père est mort. J’essaie de me le répéter pour l’enregistrer telle une information sans importance dont mon cerveau ne verrait pas d’utilité de garder.

« J’ai des questions à vous poser. Je sais que ce n’est pas le moment mais si nous voulons retrouver le salop qui a fait ça, chaque minute compte. »

Le salop ? Non, ce n’est pas un homme. La Comtesse, c’est la comtesse. Je lui sors son adresse, le château. Elle l’a abattu à bout portant. La scène me revient. La garce avec son air pincé, son manteau à col de fourrure. Un léger sourire aux lèvres. Elle a tiré. Mon père s’est écroulé. Je me suis précipité sur elle. Elle n’a pas bougé. J’ai trébuché. Elle s’est mise à rire. Un rire dément entrecoupé de paroles inintelligibles. Ma tête a dû heurter une pierre. Je l’ai entendue hurler et tomber à son tour. Tout s’embrouille dans ma tête. Je ne suis pas clair, je m’en rends compte.

Le policier se racle la gorge. Il regarde ses mains s’évertuant à ôter un reste de terre noire incrusté entre l’ongle et le doigt. « Vous avez vécu pas mal d’événements traumatisants ces derniers temps si je ne m’abuse. Un enlèvement soldé par une blessure par balle à la jambe. J’ai cru comprendre que vous vous en remettiez difficilement, qu’il vous reste une amnésie post traumatique et que vous étiez en arrêt pour dépression. C’est compréhensible. Prenez-vous des médicaments ? »

Que racontait-il ? Quel rapport ?

« Il est possible que votre cerveau mélange les données et les personnages de ses deux chocs. Enfin je ne suis pas psychologue mais la dame dont vous parlez est une personne très respectable qui vous a déjà sauvé la vie. Une amie de votre père ».

Je reste interloqué.

Il insiste : « Vous ne vous rappelez pas ? »

Non, il ne comprenait pas. Ce n’était pas une amnésie. Je l’ai fait croire. La comtesse avait essayé de me tuer. Non, pas vraiment, mais elle m’avait frappé. Elle fait partie d’une organisation, sans doute gouvernementale. Elle s’est infiltrée dans les milieux de l’aristocratie, j’ignore pourquoi. Ca n’avait aucun sens. Je ne savais pas par où commencer, ma tête tournait. Mes propres pensées paraissaient incohérentes.

« Vous êtes encore très fatigué. Il vous faut le temps de reprendre vos esprits. Vous allez essayer de répondre à quelques questions et nous remettrons le gros de l’entretien quand vous serez reposé. D’accords ?

Mais je suis reposé.

« Voyons. Heu… ». Regarde ses notes. « Votre père avait-il des ennemis ? Vous a-t-il fait part de certains problèmes qu’il pouvait avoir au niveau professionnel, familial, ou autre ?

J’allais répondre : « Oui bien sur ». Mais je me retins au dernier moment. Ses dernières paroles me revenaient en mémoire. Claires et nettes comme s’il se trouvait devant moi : « Ils maîtrisent tout : La police, la justice, les médias, l’information, tout… »

« Non » dis-je enfin. « Il dirigeait une entreprise de sécurité sans doute cela ne plaisait-il pas à tout le monde. Il gagnait beaucoup d’argent, ça fait des envieux mais je ne lui connaissais aucun ennemi.

- Cette Lolita, votre ancien garde du corps peut-être qui l’a trahi ? »

Je m’arrachai les mots de la gorge. Au moins, s’il posait la question c’est qu’elle n’étais pas encore sous les barreaux. « Non, sûrement pas, je... Je ne me souviens de rien. » Et me voila repartit dans ma lâcheté. Je me défile, encore et toujours.

L’homme approuve de la tête et se met à noter. « Mais pourtant il se protégeait à outrance ? »

J’ai pris une grande inspiration et j’ai continué à mentir. « Vous savez, c’était surtout une sorte de publicité pour son entreprise. Démonstration de tous les systèmes de sécurité sur le marché.

- Ca ne l’a pas empêché d’y passer. »

Je le fixe intensément. Mes poings se crispent. J’aimerais le frapper. Toute mon énergie se concentre sur l’idée de me retenir.

« Pardon » dit-il. « Ce n’était pas…

- Pas judicieux à dire non.

- Oui. Désolé. Je reviendrais plus tard, vous avez besoin de repos. Un dernier détail cependant. Votre père ne vous a pas fait part. Enfin dit quelque chose, révélé des détails troublants. Enfin, je ne sais pas, n’importe quoi qui sorte de l’ordinaire ? »

Je me force à ne pas répondre trop vite, à formuler ma réponse comme si j’y réfléchissais sérieusement. « En effet » finis-je par dire. « Juste avant… sa mort. » Le mot me vient difficilement. « Il m’a dit qu’il devait me révéler quelque chose d’important. »

Le policier revient vers moi. « Quoi ? »

Je secoue la tête. « Il n’a pas eu le temps d’en parler.

- Vous êtes sur ? Vous n’avez aucune idée, même vague, de ce dont il pourrait s’agir. C’est peut-être lié à sa mort. Le moindre détail pourrait nous donner une piste. »

J’aurai presque envie de le croire. Il met de la conviction dans ses propos. Il en met trop en fait. « Non, sans doute un détail sur l’entreprise. Il voulait me former pour que je prenne sa place un jour. Il était nettement plus vieux qu’il ne le paraissait. Il m’a eu tard et maintenant, il voulait profiter de sa retraite. Il n’en profitera pas. » C’était entièrement faux. Mon père aurait bossé jusqu’au bout. Il aurait crevé dans son bureau. Pourtant c’est en pensant qu’il ne pourrait profiter de se retraite que je me mis à pleurer.

Je pleurai longtemps. Tristesse et rage se mélangeaient. Et je n’aurais su dire contre qui. Le Vioc aussi avait été retrouvé mort. Il devait nous surveiller. Il avait glissé contre une plaque de verglas et s’était fracassé la tête contre un rocher avant de glisser dans le lac. Accident qu’ils ont dit. Pourquoi pas suicide aussi. Tout mon entourage disparaissait. Ce frère dont je venais d’apprendre l’existence, ma mère décédée dans un accident de voiture neuf ans plus tôt, mon père maintenant. Et Lolita, j’ignorais si elle vivait toujours. C’est quoi tout ça ? Une malédiction, une conspiration ? Il ne restait que moi. L’assassin devait nous épier et en a profité. Sans doute un fou a dit la police quand elle est revenue me voir le lendemain. Il y en avait de plus en plus. Ils avaient retrouvé un homme qui s’était suicidé un peu plus loin. Une balle dans la bouche. Avec l’arme du crime. Il s’était échappé d’un asile.

Le spectacle prenait forme. J’imaginai déjà l’histoire dans son entier

Un dingue s’échappe d’un asile, vole une voiture. Trouve un flingue dans la boite à gant, roule comme ça sans raison jusqu’au lac et là tire une balle sur mon père en plein cœur. On pourrait même y ajouter un peu de crédibilité en trouvant un lien avec mon père. Du genre, il avait été arrêté à cause d’une alarme vendue pas les sociétés Witches. Pas besoin de plus pour un dingue. Suite de l’histoire : Je veux l’arrêter, je glisse. Le choc me fait perdre la mémoire. C’est habituel chez moi. Ca ne choquera personne. Pendant ce temps. Vraiment pas de chance. Le Vioc glisse sur une peau de banane. Pardon, une plaque de verglas. 40 ans de service et ça meurt à cause d’une plaque de verglas. Ensuite le dingue se tire une balle dans la bouche. Incompréhensible. Mais au fond, n’est ce pas la définition d’un dingue d’avoir des comportements inexplicables ? S’en suivra les discours habituel, dans quel monde vivons-nous… Tout ça c’est la faute à la drogue et à pas de chance…

Pas de chance mon cul.

Lolita n’y croyait pas. Elle disait qu’il fallait maîtriser la chance et le hasard. C’est comme ça qu’on s’est trouvé séparé. A force de tenter le diable, d’aller asticoter ses ennemis jusque chez eux. Qu’est-elle devenue ?

Ca faisait longtemps que je n’avais plus pensé à elle. A vrai dire, ça faisait un bon de temps que j’évitais de penser à quoi que se soit.

Une infirmière était entrée. Elle m’adressa un sourire gêné mais pas la moindre parole. Elle vérifie ma température. L’état du cathéter, y insère une nouvelle dose de liquide en tremblant et ressort, toujours sans un mot.

En tremblant. Je regarde le liquide qui s’écoule vers mon bras. « Ils sont partout. Ils maîtrisent tout au dessus des hommes et des lois ». Les mots de mon père résonnent toujours. Avec répugnance j’ôte l’aiguille de mon bras et comprime la veine. Dieu seul sait quelle drogue se trouve dans ce tube. Je me lève, retrouve mes habits, mon manteau et je sors. Qu’avais-je espéré ? J’avais à peine passé la porte qu’un policier m’arrête. « Monsieur Witches, vous ne devriez pas sortir »

Ils surveillent tout « Pourquoi ? Je suis en état d’arrestation ?

- Voyons, bien sur que non, mais votre état, le médecin a dit que…

- Bien, je veux un contre avis. Je vais téléphoner à mon médecin de famille.

- Voyons, soyez raisonnable. Allez vous recoucher. Donnez-moi le nom de votre médecin, je me charge de l’appeler.

- Vous êtes trop bon. » Je serrais les dents. Ils nous manipulent « Je veux voir mon père.

- Mais enfin, votre père. Enfin rappelez-vous ? Vous avez reçu un choc.

- Je ne leur donne pas deux jours pour me cataloguer comme dingue et enfermé moi aussi. N’est ce pas ce qu’ils avaient fait à la mère de Darkness ?

« Je veux voir son corps. J’ai besoin de me recueillir à ses cotés. »

Le policier hausse les épaules, gêné. Il passe un coup de fil et me dit de le suivre. « La morgue est en bas » précise-t-il.

Oui, je devais filer d’ici. J’aurais dû prendre le cathéter pour analyser le contenu. Drogue hallucinogène ? Petit cocktail de folie sans doute. J’imaginai les gros titre : Triste fin pour l’empire Witches, la mort du père et la folie du fils avec quelques jeux de mots dont ils pourraient se vanter.

Le policier frappe à une grosse porte métallique. « Entrer » fit une voix de femme. « Ce jeune homme voudrait voir le numéro 122. C’est son fils. »

- Ho ». La jeune femme prend l’air de circonstance de sincère désolation derrière les épais verres de ses lunettes. Elle ne devait pas être bien vieille. Sans doute était-il plus facile de trouver une place en début de carrière parmi les morts qu’en maternité. « Toutes mes condoléances monsieur Witches » dit-elle en prenant ma main dans la sienne. Sa main est tiède. Elle a vraiment l’air sincère. Je la remercie. Fait-elle partie de cette machination infernale ou n’est-elle qu’une simple employée dans un monde d’ignorance comme ces canards qui attendent que le pain leur tombe dans le bec sans se questionner sur sa provenance ? Elle s’est présentée comme l’assistante du docteur Richard. Un nom si banal qu’il en est suspect. C’était elle-même qui s’est occupé du corps. On aurait dit qu’elle en ressentait une grande fierté. Elle me tira un casier anonyme parmi d’autre. Un corps couvert d’un drap blanc comme dans les films. Oui, un film. Tout cela n’était pas réel. Ce n’était pas mon père ça. C’était un acteur. Un acteur aux traits de mon père qui faisait semblant de dormir d’un sommeil très profond. Mes jambes se dérobèrent et je tombai près de lui. L’assistante, professionnelle, disparut dans une pièce adjacente.

« Laissez-moi » dis-je au policier. « J’ai besoin d’être seul.

- D’accord. Si vous avez besoin de moi, je suis derrière la porte.

- Je n’ai besoin de personne derrière la porte. Allez prendre un café, j’en ai pour un moment et je connais le chemin.

- Bien sur, mais pour votre sécurité, je resterai. »

J’acquiesçai. Je ne réussirais pas à le convaincre. Il avait dû recevoir des ordres. Ordre de me surveiller, de ne pas me lâcher d’une semelle sans doute. « Ne le laisser pas filer » avait-on dû lui dire. Pas avant qu’il soit reconnu complètement malade. Peut-être pourraient-ils m’accuser d’avoir tué mon père ? Un fils tue son père dans un accès de démence. Tony Witches, toujours fortement perturbé depuis son enlèvement, s’est pris d’un accès de folie alors qu’il marchait en compagnie de son père au bord du lac du jardin municipal. Suite de l’article en page 5.

La main de mon père est froide. Je la repose sur sa poitrine. Qu’ai je fait moi pour le venger ? Rien. Je suis tombé. Merci papa de m’avoir fait protéger pendant toutes ses années, tu as fait de moi un faible, un lâche, un bon à rien, un assisté. Incapable de se défendre et encore moins de défendre les autres. Une loque.

Et celui qui fut mon grand frère, comment était-il ? Je ne le saurais jamais. Fort sans doute. Quelqu’un dont mon père aurait pu être fier. « Ils sont puissants ». Les mots de mon père, encore. Je vais vraiment devenir dingue. Je me relevai et dis au revoir à celui qui n’était plus mon père. Je ne serais sans doute pas à l’enterrement. Ca n’avait pas d’importance. Il n’était plus là. C’était avant que je j’aurais dû agir, que j’aurais dû le protéger, maintenant, c’était trop tard. Des petites fenêtres au raz du plafond. Des barreaux, ce n’est pas par là que je sortirai. Sur une table j’attrape un scalpel. Tous ses instruments de torture disposés là, à disposition. C’était quoi ? Une incitation au suicide ? C’est presque tentant. Je touche la lame du bout des doigts. Appuie jusqu’à obtenir une goutte de sang et me reprends. Ce serait trop facile. Je refuse de leur donner ce plaisir. Je frappe à la porte par laquelle l’assistante avait disparu. Elle vient m’ouvrir.

Je lui demande des mouchoirs.

Elle repart dans la pièce. J’exulte en apercevant la lumière du jour par une porte fenêtre donnant sur un chemin remontant vers une cours. La tension me donne un souffle de vie.

J’entre tandis qu’elle revient avec une boite de kleenex. « Merci » dis-je. « Il n’y aurait pas des toilettes quelques part ?

- Dans le couloir » me dit elle. Mauvaise réponse. Le couloir est surveillé. « Je crois que je vais étouffer. J’ai besoin d’air. Je vais sortir un instant si vous le permettez. » Je me dirige vers la porte sans attendre la réponse.

« Attendez » dit-elle. « Je crois que vous feriez mieux de prévenir l’agent à l’entrée ».

Je souris, d’un sourire crispé. « Pas la peine, je n’en ai pas pour longtemps. Je ne risque pas me faire agresser devant votre porte.

- Mais.

- Mais quoi ? Il vous a dit qu’il devait me garder à l’œil ?

- La perte d’un être cher est toujours…

- Il vous a sans doute dit. Que j’étais un peu dingue ?

- Non pas du tout.

- Que la mort de mon père m’avait rendu fou ?

- Non

- Voire que je l’avais tué ?

- Qu’imaginez vous ? Monsieur Witches. »

Je sors le scalpel, le fais tourner dans ma main et atterrir sous la gorge de la jeune fille. C’est mon garde du corps qui m’a appris à manier toute sorte de couteau. Et elle était très douée. Elle aussi, il paraît qu’elle est folle.

- Je…

- Pas un mot. La porte. »

Elle ouvre et je sors en courant. Le laboratoire donne sur une cours intérieure. Je repère rapidement la sortie. Une simple barrière permettant le passage des ambulances. Je passe dessous. Maintenant il ne restait plus qu’à courir et à avoir la même putain de veine que Lolita. Pas de raison que j’en n’ai pas ma part moi aussi. J’avais eu suffisamment de merdes. Il y avait déjà des pas derrière moi. J’en étais sur. Ou du moins, je fis comme si. Je n’avais aucune idée de l’endroit où je pourrais aller. Je faillis presque tomber, me retrouvant face aux escaliers descendant vers le métro. Je m’y engouffre en courant. Tout le monde courre dans les métros. Je passe inaperçu. Je n’ai pas de ticket, pas le temps d’en acheter, pas l’envie de me faire remarquer en passant en fraude alors je me coule parmi la foule. Avec un peu de chance, mes poursuivants potentiels croiront que je suis passé et me chercheront dedans. Au lieu de cela, je suis la masse de cette fin d’après midi vers une autre sortie avançant sur les trottoirs les plus encombrés. Un bus s’arrête alors que je passe devant un arrêt. Je monte. J’en prends plusieurs comme ça. Jamais je ne vois le moindre poursuivant. J’en vins même à me demander si le policier n’avait pas dit vrai, s’il n’était pas là juste pour assurer ma sécurité et qu’en m’enfuyant, j’avouai savoir plus de chose que je ne leur avais admis. La nuit tombe. Je ne sais pas où aller. J’ai faim. La tête me tourne. Je veux rentrer chez moi, mais c’est là qu’on me chercherait. Un hôtel. Je fouillai dans mes poches à la recherche de mon portefeuille. Il est toujours là. Quelques menues monnaies. Ma carte bancaire. Je la sors. Ils maîtrisent tout. Non, je devais éviter de l’utiliser. Je passe mentalement en revue les amis que j’avais. Ca faisait un bout de temps que je vivais comme un reclus. Et puis, comment savoir à qui faire confiance ? Lolita s’était caché chez nous pendant dix ans. Ils ne le savaient pas. Et cela quelque soit le ils. Donc ceux qu’on côtoyait durant cette période ne devaient pas être dans le coup. Je me décidai pour Elorie. Une jeune fille que j’avais rencontrée lors de ma deuxième année d’université. Gentille et mignonne. Nous avions passé du bon temps ensemble, puis elle m’avait quitté. Trop jalouse. Elle ne supportait pas la présence de Lolita. On avait dit qu’on resterait ami. C’est toujours ce qu’on dit dans ces cas-là et puis, on ne se voit plus. Elle avait un agréable petit studio dans un quartier étudiant. Elle y tenait beaucoup. Peut-être y vit-elle encore. J’avais l’impression que cette histoire remontait à une éternité mais ça devait faire deux ans tout au plus.

Je retrouvai l’immeuble et sonnai. Une voix me répond : « Oui ? ». C’était bien elle. Je la reconnaissais. « C’est Tony. Tony Witches. » Silence. Puis le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvre. « Merci » dis-je dans l’interphone. Je pousse la porte et prends l’ascenseur. La porte était ouverte au cinquième. Petite touche d’inquiétude. Ils maîtrisent tout. Une jeune femme blonde passe la tête dans l’encadrement de la porte. Je m’avance, soulagé.

« C’est bien toi ? » Puis un flot de parole. « J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois. J’ai entendu parler de ton enlèvement. Que s’est-il passé ? Pourquoi ne répondais-tu pas ? Tu vas bien ? Mais, tu es blessé ! Je touche par réflexe le bandage sur ma tête. Un peu de sang avait traversé. Comment m’étais-je fait ça ? Je ne pouvais pas y répondre.

« Mon père est mort » dis-je.

Elle se tait. Je lui en suis reconnaissant. Elle me fit entrer et asseoir sur un fauteuil puis, sans rien me demander, me prépara une tisane. Le genre de truc qu’elle affectionnait. De la camomille ou des herbes du genre. Paraît que ça calme. J’ai toujours eu horreur de ça, j’aurais préféré quelque chose de plus costaud mais, j’ai bu et ça m’a fait du bien. Ca faisait un moment que je n’avais rien bu ni mangé. Elle m’a demandé ce qu’il s’était passé et je lui ai dit. Pas dans le détail. Juste la version officielle. Une balle. J’étais présent, mais je n’ai rien vu. Parce que je suis trop lâche pour dire ce que j’ai vu. Ou parce que c’est ma seule chance de rester vivant. Je prends conscience que rien qu’en étant ici, je mets en danger la vie de cette fille qui me faisait si innocemment cuire quelques pâtes.

« Tu aurais dû rester à l’hôpital » me dit-elle. « Tu saignes. »

Non, c’était hors de question. Je passe dans la salle de bain. Enlève le bandage, nettoie la plaie. Elle n’a pas l’air terrible. En me regardant dans la glace, j’ai l’impression de voir la Comtesse couchée à mes côtés, elle souffre. Elle s’avance vers moi en rampant, passe sa main sur mon visage et la ramène à elle couverte de sang. Elle tente de se relever, elle hurle, elle retombe en crachant des obscénités, s’éloigne en titubant. Tout disparaît. Je suis devant le miroir de la salle de bain, chez Elorie. Mon cœur bat trop vite et je m’appuie contre le bord du lavabo. Est ce que j’ai vécu cette scène ? Est ce que je deviens réellement fou ?

Je me passe le visage à l’eau froide. Le miroir ne reflète plus que mon visage mais je tremble un peu. Dans l’armoire à pharmacie d’Elorie, je trouve un gros sparadrap.

Ca suffira.. « Le médecin m’a laissé sortir ». Je mentais avec de plus en plus d’aisance. « Mais je n’ai pas réussi à rentrer chez moi. Pas le courage. Cette grande maison vide. Notre garde du corps est mort. Celui qu’on appelait le Vioc. Et Lolita…

- Je sais ce qu’elle t’a fait. Je t’avais dit que c’était une garce. »

Je ne réponds pas. Elle ne savait rien.

« Je suis désolé » dit-elle se méprenant sur mon air. « Ce n’est pas le moment de parler de ça. Je vais m’occuper de toi ».

Je passai la nuit avec elle. Cela faisait des mois que je n’avais pas passer la nuit avec une fille. La dernière fois, c’était avec Lolita. Elle dans son lit, moi dans le mien, après la fête la plus minable à laquelle j’ai pu assister. J’aurai dû au moins lui avouer que je ne m’étais jamais tant amusé que ce soir-là.

Mais Elorie me laissa une place dans son lit. Elle me laissa prendre soin d’elle. Sa peau douce, son corps tout en courbe, sa chaleur, son parfum, un havre de paix pour tout oublier. La dernière fois que je l’avais tenue ainsi, Lolita était sans doute devant la porte de l’immeuble. Peut -être même derrière celle de la chambre. Ses baisers étaient doux et sucrés, les miens avaient le goût et l’amertumes des larmes et, tandis que je pénétrais en elle m’enfonçant dans l’intimité qu’elle m’offrait, je perdis conscience de tout et ne pensais plus à rien, sauf à mon amour… Lolita. Je la serrai contre moi et au petit matin, je me levai alors qu’elle dormait toujours. Mon manteau était resté accroché à l’entrée. Je le pris. Je m’attardais un moment. Il y avait aussi une photo encadrée sur un buffet. Elorie entourant de ses bras un garçon avec la mer en arrière plan. Ils souriaient. Ils avaient l’air heureux. Il me semblait familier. Dans un sens, c’est normal, nous avions une fille en commun lui et moi. Je reposais le cadre et je partis. Je me persuadais que je ne devais pas rester, que je mettais sa vie en danger. Que de toute façon elle avait quelqu’un d’autre. Que c’est pour cela que je devais fuir et non parce que j’étais un beau salop qui profitait d’une pauvre fille pour avoir un endroit où dormir bien au chaud avec quelques faveurs en prime en pensant à une autre.

Je déambulai en ville, sans but. Je choisis les lieux que j’estimais les plus insolites pour une personne en fuite. Je suivis des groupes de touristes, pris un ticket pour une exposition d’art contemporain et me baladai dans les galeries. L’après-midi, il faisait beau aussi j’en profitai pour continuer ma visite fictive de la vieille ville au milieu d’un groupe d’étranger, écoutant les explications d’un guide dont je ne comprenais même pas la langue. L’air vif me revigora. Mes pensées parurent s’éclaircirent. Je commençais à me dire que je m’étais fait une belle crise de paranoïa et que je ferais mieux de rentrer chez moi et m’expliquer avec la police et que tout rentrerait dans l’ordre. Et ils diraient que mon père a été assassiné par un fou de passage et non par moi. Comment avais-je pu avoir une idée si saugrenue ?

Et Lolita, que ferait-elle ?

Elle se jetterait dans la gueule du loup sans doute. Juste pour tenter la chance. De la même façon qu’elle était allée narguer la Comtesse et ce gars, ce vieil étudiant dans sa chambre miteuse. Comment s’appelait-il ? Timothée. Où pouvait-elle être maintenant ? Elle me manquait.

La gueule du loup. Je fouillais dans mes poches, sans succès. Je recommençais à paniquer. J’avais été fouillé, c’était sur. Puis, je me rappelai le trou dans la doublure de mon manteau. J’en sortis une liste et un petit ours en peluche. Je remis la peluche. Je ferais mieux de la jeter, elle faisait une bosse dans mon manteau mais c’était un souvenir de Lolita. D’elle, de sa copine fêlée qui s’appelait… Je retrouvais son nom dans la liste : Knowledge. La connaissance en anglais. Elle n’avait pas l’air de connaître grand-chose. Elle semblait plutôt aussi folle que… Que moi en fait.

Je pensais à aller la voir mais elle disait qu’elle était surveillée. Je me replongeais dans la liste à contrecoeur. C’était tous des cinglés et je ne voulais plus entendre parler de quoi que ce soit qui n’entre pas dans mes schémas de pensées. Une fille comme Elorie qui boit de la camomille et me serre dans ses bras quand j’ai le cœur gros, ça c’était normal. Une punk paranoïaque, ça n’allait pas. Qu’avait elle dit ? Qu’il y avait une nouvelle mais qu’elle n’en savait rien, non, autre chose, au sujet de cette peluche. Qu’elle l’aimait, Soulsand. C’était la copine du frère que je n’ai jamais connu. Je fis la grimace à cette idée. Je ne l’avais pas connu mais il était de ma famille. Il n’aurait pas dû avoir si mauvais goût. Ce n’était pas vrai. Elle était jolie, sa tenue, ses cheveux, tout était comme étudié pour l’enlaidir mais elle devait être belle. Elle avait des traits réguliers derrière son masque de fond de teint et ses yeux noircis. Je tâtai la peluche à travers mon manteau. Alors tu es mon héritage Teddy Bear. Peut-être est ce mon père qui lui avait offert quand il était tout petit. Je ne le saurais jamais et ne pourrai jamais lui remettre. Je perdis mon sourire et repris la liste. Que des noms de dingue. Et dire qu’on se moquait de moi à l’école car je m’appelais Witches. Apres deux mois d’anglais, on n’avait eu un texte sur l’halloween. Witches-sorcière était dans le vocabulaire de base. Depuis j’ai eu droit à tous les quolibets. Alors Wiches, tu es venu en balai ? Et ton chat, il est noir ? Pour un garçon on dit Wisard… A l’époque, j’en ai voulu à mon père d’avoir ce nom. Si j’avais su qu’il l’avait choisi en plus. Il aurait pu y penser tout de même.

Je reportais les yeux sur la liste. Soulsand, décédé.

Darkness. Darkness : Obscurité. Pas très engageant. La gueule du loup. Je lui fais confiance disait Lolita. On ne parle pas d’un ami d’enfance avec la mine d’une petite fille devant le prince charmant.

Je suis parti. J’ai regardé l’adresse. Je n’avais aucune raison d’y aller mais je n’avais nulle part où aller et si je ne me donnais pas un but, n’importe quoi, j’allais crever de chagrin. En allant voir ce Darkness, je crèverais aussi sans doute, mais au moins j’aurai tenté quelque chose. Je craignais de prendre le train, l’avion, encore plus ma voiture. Je n’osais pas louer une voiture, j’ai fait du stop. J’ai mis trois jours à arriver, dormant entre deux voitures dans des stations services.

Darkness, une adresse : La gueule du loup. Belle gueule. Un immeuble donnant sur un parc dans un quartier bourgeois bien propre et tranquille de la capitale. Une adresse au grand jour. Pourquoi m’étais-je imaginé trouver un sous-sol sombre dans un hangar désaffecté ou un squat de drogué ? Je profite d’une personne qui entre pour me faufiler. « Vous désirez ? » me dit la vieille.

- Je cherche l’appartement d’un monsieur Darkness. Je n’ai pas d’autres noms. » J’imagine bien que ce n’est pas le sien mais je ne vois pas que dire d’autre.

« Je suis la gardienne. Ce n’est pas la peine de tenter l’interphone. Il est cassé. Plus de deux semaines qu’ils doivent venir le réparer. On ne peut plus faire confiance en personne. Monsieur Darkness est un homme bien, il ne se plaint pas » dit-elle en m’ouvrant la deuxième porte du sas. « Et il pourrait pourtant. Quatrième étage » me dit-elle en me désignant l’ascenseur. Je remets la liste dans la doublure de ma poche. Je suis en train de faire une grosse connerie.

L’ascenseur m’a déposé au quatrième. Il y avait deux portes. Une à droite, une a gauche. Pas de nom, pas de numéro

J’ai frappé à celle de droite, au hasard. J’ai attendu puis j’ai tenté celle de gauche. Toujours sans succès. J’ai tenté plus fort et la porte s’est entrouverte dans un grincement. Personne n’est sorti, alors je suis entré.

C’était un salon. Très grand. Un mobilier qui semblait sorti tout droit d’un magazine de décoration à la page tendance et avenir. Trop propre, trop net, trop épuré. C’était gênant, ce n’était pas vivant. Sans même y réfléchir, comme par réflexe, je m’étais déplacé hors du champ des caméras de surveillance. Une petite fille était assise à même le tapis, appuyée contre un canapé. Un jeu de carte était étalé sur une table basse devant elle. Elle devait avoir sept ou huit ans. Je ne l’avais pas vue de suite. Elle si. Elle m’a regardé puis s’est concentré à nouveau sur ses cartes comme si ma présence n’avait aucune importance. Feindre de l’ignorer ne m’a pas semblé pas être la solution la plus pertinente aussi je me suis approché.

« Bonsoir, j’ai frappé mais personne n’a répondu alors…

- Alors quand personne ne répond, vous, vous entrez. »

Oui c’est sur, ce n’était pas une bonne excuse

Elle n’avait pas levé les yeux. Elle ne semblait pas effrayée de ma présence, ni même étonnée. C’était un jeu de tarot qu’elle regardait. Les cartes étaient étalées de manières étranges. En plusieurs rangées, certaines seules, d’autres en tas.

J’ai toussé pour lui rappeler ma présence. Elle a fini par relever la tête. Son visage était maquillé comme peuvent le faire parfois les petites filles pour s’amuser. Mais un maquillage sophistiqué à base de feuilles en nacre bleue et d’une étoile orangée brillante autour d’un œil. Tout son air reflétait à quel point elle était contrariée. Je l’ennuyais. Non, elle n’avait pas l’air de s’amuser. Elle n’avait pas cet air innocent, propre aux enfants.

« Je viens voir celui qu’on appelle Darkness. »

Elle essaya d’ôter sans doute quelques restes d’aliments coincé dans une dent à l’aide de ses ongles puis sortit son doigt de la bouche avant de répondre : « Pas là.

- Mais il habite bien ici ?

- Ca lui arrive.

- Je peux l’attendre ? »

Elle me désigna un fauteuil. Loin.

Je suis resté là, à attendre. La petite étalait ses cartes, les disposant de façons toujours semblables, mais différentes. Les reprenant, mélangeant, étalant de nouveau avec soin avant de recommencer.

« Je m’appelle Tony.

- Cool » dit-elle sans avoir l’air d’y penser, la tête toujours dans ses cartes.

« Il n’y a pas école aujourd’hui ?

- Je ne vais pas à l’école.

- D’accord. » Autant engager la conversation avec une carpe. Je ne savais pas y faire avec les enfants « Tu es de la famille de Darkness ?

- Non

- Comment t’appelles-tu ?

- Constance. ».

Au moins, on avançait. Doucement mais un nom, c’était déjà ça. Je sortis de ma poche ma liste froissée. C’était inutile, je la connaissais par cœur et j’avais déjà vu ce nom dessus. L’adresse à coté ne correspondait pas. Elle était sans doute en visite.

- Tu lis l’avenir dans les cartes Constance ? » Je cernai bien qu’elle n’avait aucune envie de parler mais je ne supportais plus ce silence. J’avais besoin de le casser de quelques façons que ce soit. Depuis des mois, je me complaisais dans le silence mais quelque chose avait changé. Je n’aurais su dire quoi.

Elle me regardait en fronçant les sourcils, jeta un coup d’œil à une caméra de surveillance et soupira : « Tu as pourtant l’air de quelqu’un de sensé. Comment peux-tu penser que la destinée de qui que ce soit puisse tomber du ciel ou d’on ne sait où pour se retrouver dans un jeu de carte ? »

Elle me fixait attendant une réponse. Je ne savais que dire. Non, je ne le pensais pas quoique ces temps-ci j’étais prêt à croire à beaucoup de choses. J’avais juste dit ça pour parler. Je me sentais bête. Cette gosse avait a peine huit ans et on aurait cru que c’était moi le gamin.

« Je fais des réussites tout simplement » continua-t-elle.

« Ho ». Je m’approchai. « Tu m’expliques ». Elle m’expliqua la règle du jeu. Comment placer les cartes en différents tas comment les regrouper quand on obtenait des couleurs similaires pour obtenir le moins de tas possibles pour n’arriver à en faire plus qu’un. C’était simple mais intéressant. Je lui appris d’autres réussites qu’elle ne connaissait pas et arrivais presque à la faire sourire. Elle saisissait vite. Elle gagnait.

« Et à part jouer, tu fais quoi ? »

Elle hausse les épaules « Je tue des gens ».

Silence. J’ai évoqué un sourire comme pour signifier que je comprenais la plaisanterie, mais je n’étais pas convaincu qu’il s’agisse réellement d’une plaisanterie.

Elle repart dans une nouvelle partie de carte

Je ne peux m’empêcher de revenir à la charge : « Tu plaisantes là ? »

Elle récupère les cartes justes posées et les mélanges. « A ton avis ? » Nul sourire ne fend ses lèvres. Elle commence à me foutre la trouille cette gosse. « Je suis sur que tu me fais marcher.

- Si tu en es sur, alors, pourquoi le demandes-tu ? »

J’étais de plus en plus mal à l’aise, il fallait que je me sorte de là au plus vite. « Bon, je pourrais te montrer des jeux de carte qu’on joue à deux. Les jeux de hasard, c’est lassant ».

Elle me fixe intensément : je ne crois pas au hasard, tout comme je ne crois pas qu’on puisse lire l’avenir dans les cartes, ni que Dieu voit toutes nos actions, ni qu’il n’y a pas de colorant dans mon jus d’orange même s’il y a marqué 100% pur jus sur la boite.

Darkness est rentré. » Ajouta-t-elle.

« Que dis-tu ?

- A propos du jus d’orange ?

- Non de Darkness

- Je dis : Darkness est rentré. Tu ne voulais pas le voir ?

- Je n’ai vu personne entrer.

Elle soupire. A croire qu’elle me prend vraiment pour un abruti. « Darkness » dit-elle en élevant la voix. « Y a le fils Witches qui veut te parler. »

Une porte s’ouvre au fond du salon. Je reconnais Darkness. Il croise les bras. Il me jette un regard soupçonneux, se tourne vers Constance qui a reprit son jeu. « Oui, j’ai coupé les caméras » dit cette dernière.

« Qu’est-ce que tu veux Tony Witches ? »

Je ne m’étais pas posé la question pourtant les mots sortirent seuls : « C’est au sujet de Lolita. Je l’ai perdue. Je dois la retrouver. »

Rire. « Tu ne viens tout de même pas me demander mon aide ? Si je lui mets la main dessus, je la renvoie d’où elle n’aurait jamais dû partir. Elle est prévenue. »

Je secoue la tête. « Non, elle vous fait confiance. Elle a dit que vous avez une dette envers elle. Elle dit que le pacte est plus important. Je ne comprends rien mais je crois que je peux vous faire confiance.

« Il est amoureux » dit la gamine étalant les cartes face contre la table avant de retourner d’un seul mouvement celle au symbole de l’amour sur la table basse.

« La ferme » lui dit Darkness

« Non, moi aussi j’ai une dette. J’ai dix ans de dette. Je dois la protéger.

- Tu es prêt à te sacrifier pour elle ?

- Oui.

- Ok, je t’aide mais je veux quelque chose en échange.

- Quoi ?

- Tu acceptes ?

- Je veux savoir quoi d’abord.

- Non. Soit tu acceptes, soit tu refuses.

- C’est bon, j’accepte »

C’était le marché le plus con que je n’avais jamais fait. Oui, j’étais con. Ou alors j’étais jeune et amoureux ce qui revient au même.

« Ok. Comment l’as-tu retrouvé la première fois, quand elle a filé de chez ton père ?

- Par hasard. »

La petite lève un œil. Elle fronce les sourcils me regardant comme si je venais de dire une obscénité. Oui je sais, le hasard et le jus d’orange pur jus n’existe pas et cette gosse ferait mieux d’aller à l’école.

Darkness passe un bras derrière moi et m’invite à passer dans la pièce à coté. Une large cuisine américaine en laque noire brillante, électroménager plan de travail et bar en métal. Derrière, une grande table en verre et métal. C’était si propre qu’on aurait dit une salle d’exposition.

« Tu bois quelque chose ?

- Non. » Ca me gênait de l’entendre me tutoyer. Nous n’étions pas des potes. Nous ne nous connaissions même pas. Si j’avais dû définir notre relation sur le moment, j’aurais pensé à deux ennemis prêts à négocier une trêve pour une cause commune. Sauf que je n’avais rien à négocier. Deux concurrents peut-être. Je ne sais pas. En tout cas, il y avait une distance entre nous que je souhaitais garder. Pour autant, je ne voyais pas comment lui dire.

Il a sorti une bouteille, des verres et en a rempli deux avant de m’en tendre un. « Tequila » dit-il.

« J’ai dit que je n’en voulais pas.

- Je sais mais j’ai horreur de boire seul. Tu n’as qu’à faire semblant » dit-il contournant la table pour arriver dans un nouveau salon de cuir noir. Il prend le canapé et me désigne un fauteuil. Je m’assois.

« Mon père est mort » dis-je sans même savoir pourquoi. « Assassiner par une comtesse folle.

- Ha les Comtesses folles ! » Dit-il en levant les bras au ciel comme devant une fatalité « Tu as bien fait de ne pas en parler à la police.

- Ca ne change rien au fait ».

Il hausse les épaules. « Ta comtesse est en train de vivre les pires souffrances que tu puisses imaginer. Elle ne devrait pas tarder à succomber mais la douce Lolita doit sans doute se complaire à prolonger son agonie. Elle n’aurait pas dû revenir

Mon cœur fit un bon comme si seuls les derniers mots m’étaient parvenu « elle est ici ? »

- Sans doute. Sinon comment aurait-elle pu savoir que tu étais en danger et sauver ta belle gueule ? Elle s’épuise, trop fière pour mettre fin à la partie mais ce n’est plus qu’une question de temps. Bref, reprenons. Lolita est planquée chez les Witches. Elle finit par se faire repérer. Elle fuit et tu couvres sa fuite.

- Je ne… »

Il avance sa main me faisant taire. « Rien à foutre de la version officielle. On la laisse pour les journaux. Ici, nous sommes entre nous. Elle est partie avant toi » dit-il en se rapprochant. « Elle s’est planquée et tu l’a retrouvée. Toi, le fils Witches. Alors tu vas me dire maintenant exactement comment tu as fait.

- Je n’en sais rien, ça remonte à loin. Je suis sorti. D’abord, je me suis évertué à semer mes gardes ensuite, après m’être assuré que j’étais seul, je suis revenu vers la maison et j’ai tenté de me mettre à la place de Lolita. Je me suis demandé ce que je ferais à sa place, si j’étais poursuivi. Je suis allé au hasard suivant mon intuition. Et puis merde, j’ai eu de la chance c’est tout. J’ai bien le droit d’avoir de la chance. »

Il avait allumé une cigarette et tiré un cendrier vers lui. Il se perdait dans les volutes de fumées mais ses yeux me fixaient. Il me jaugeait.

« Oui, tu as le droit d’avoir de la chance. Seuls les loosers n’en ont pas. Bon, je t’ai aidé. Maintenant, je veux mon paiement.

- Mais vous ne m’avez rien dit !

Constance lève les yeux au plafond, comme désespérée. Je n’avais pas vu qu’elle était entrée dans la pièce. Darkness approuve. Il passe dans la pièce à coté et revient avec une fine paire de ciseau doré. « Tu n’as qu’à agir de la même façon. Ecoute Constance, le hasard n’existe pas, ou plutôt il se contrôle. Trouve ta chance et plie là à ta volonté. Mais avant…achète un journal.

- Mais c’est absurde !

Constance hausse les épaules. « Si tu veux la retrouver et qu’elle veut que tu la retrouves, tu la retrouveras. Witches ou pas. Sinon, tu n’y arriveras pas. Mais le journal, ça, tu pourras applaudir le coup de maître.

« Bon à moi maintenant. » reprend Darkness « Je voudrais un des tes ongles. Juste un bout, je ne suis pas un tortionnaire. »

Le sol était glacé. S’il ne pleuvait pas, j’aurais été persuadé qu’il gelait. Le froid, la puanteur de la ville, cette cacophonie, mélange de musique, du bruit des voitures, de rire et de cris. C’était des bruits que je connaissais. Les villes étaient toutes pareilles. Je n’arrivais pas à m’ôter de la tête des petites filles aux visages peints et un homme au regard de glace. Ils se moquaient de moi. J’avais besoin de m’ancrer dans la réalité. De sortir de ce monde emprunt de folie et retourner dans mon petit cocon rassurant. Une rognure d’ongle. Dans un sens, il avait raison. C’était bien là tout ce que son aide pouvait valoir. J’ai acheté le journal. Les gros titres m’ont frappé en plein visage. L’empire Witches ou la plus grosse escroquerie financière de tous les temps. J’ai lu sans même y prêter attention la description des magouilles et du blanchiment d’argent et la fin tragique de mon père, assassiné par ses propres collaborateurs qu’il avait essayé de faire chanter. Nulle mention de moi. Dans un jour ou deux je serais peut-être catalogué comme complice à moins que me retrouve mort avant. Mon père était mort, Lolita partie, mon héritage envolé et mon nom bafoué. Ils voulaient me détruire, mais ce n’était que quelques détails de plus. Je froissai le journal et le jetai dans la première poubelle venue. Je marchais au hasard. Looser pensais-je. Ne pas se laisser porter par le hasard, le dominer. C’était ça le secret. Ca n’avait rien d’un secret, tout le monde me le disait depuis des années. Lolita, mon père et maintenant Darkness et Constance. Me fier à mon intuition. Comme j’avais pu me moquer de Lolita quand elle me disait cela. Pourtant, ça crevait les yeux qu’elle réussissait tout de cette manière. Ils jouent avec des puissances qui les dépassent disait mon père. Le hasard. Non, la chance pensai-je soudain. Je ne dois pas me fier au hasard dans son entier juste à son coté positif, à la chance. C’est elle qui me permettra de retrouver Lolita. J’en étais capable, je l’avais déjà fait. Voila que je devenais aussi dingue que les deux phénomènes de foire.

Phénomènes qui étaient sans doute la cause de l’effondrement de l’empire Witches. Il pleuvait de plus en plus fort. Et je ne savais pas où aller, je ne savais pas comment faire. J’avais tourné quelques temps et puis là, je ne savais plus. Et puis merde. La seule chose que j’arriverai à choper ainsi, c’était une pneumonie. Je poussais la porte d’un bar et renonçais au dernier moment. Ce n’était pas là que je devais aller. Je parcourus encore quelques rues et me décidai pour un autre bar, ni mieux ni pire que le premier si ce n’est que j’étais encore plus trempé. Pourquoi l’un et pas l’autre, je n’aurais su dire. Juste que les autres m’avaient pourri la cervelle avec leurs histoires d’intuitions et que celui-là m’inspirait plus. J’étudiais consciencieusement l’intérieur : un fond de jazz, du mobilier en bois clair, un carrelage noir. Je traversais et choisis une table tout en détaillant les clients. Aucune tête connue. A quoi m’étais-je attendu ? J’entrai dans le bar, au moins, je serais au sec et au chaud. « Et je vais me saouler comme ça, peut-être que je comprendrais quelque chose à tout ce bordel. » J’avais parlé tout haut.

Quelques personnes s’étaient retournées. Je me sentais humilié. Sans doute avaient-elle dû croire que j’étais déjà bien entamé. Qu’elles pensent ce qu’elles veulent. Elles n’avaient pas foncièrement torts. Comme quoi Constance avait tort, on pouvait aisément lire l’avenir. Ils avaient déjà tous deviné que bientôt, je serais bourré. Constance. Immobilité, stabilité, statique, constance. Fini tout ça. J’entrai dans le bar. Trouvai une table à l’écart et commandai un premier verre. Je sortis de ma doublure l’ours en peluche et l’assis sur la table face à moi, ça me ferait de la compagnie

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