dimanche 25 novembre 2007

Chapitre 1

Ma vie a vraiment commencé quand j’avais dix ans. J’avais froid. Juste un peu. Pas assez pour aller chercher un pull supplémentaire ou alors, j’avais peut être peur d’y aller seul. La nuit tombe tôt en hiver et les fontaines et bosquets du parc avaient beau être un paradis de jour, ils se hantaient au crépuscule d'ombres menaçantes et craquements sinistres A dix ans, on a beau faire le fier parce qu’on est le fils du patron, on n’en reste pas moins un môme. Je me rappelle être mal assis. J’étais sur un banc et je devais attendre. Mon père m’encourageait à venir l’observer le week-end. C’est le métier qui entre disait-il mais je ne devais jamais intervenir et toujours rester à l’écart. Il y avait du monde, bruits, chuchotements, parfois quelques mots lancés un peu plus haut que je saisissais au vol sans les comprendre car dépourvus de contextes, une ambiance lourde, presque oppressante, de peur même. C'était normal, ces hommes craignaient mon père, le plus puissant de tous les hommes. C'était la seule explication logique pour moi. Les concepts de travail et de chômage, m'étaient étranger.

Mon père faisait toujours ses recrutements le dimanche. Il disait que c’était un test de motivation car il voulait des gens disponibles de jours comme de nuit sept jours sur sept mais je ne pense pas qu’à l’époque je saisissais déjà ces subtilités. J’aimais accompagner mon père dans le grand hangar d’exercice mais je pense maintenant que c’était parce que c’était pratiquement les seuls moments que je passais en sa compagnie et non pour le plaisir d’apprendre.

Elle est arrivée. D’elle, je suis sûr que le temps n’a rien modifié de mes souvenirs. Elle avait l’air aussi inaccessible qu’une princesse de conte de fée sans en avoir l’allure. Un pantalon de cuir noir, un haut de soie rouge trop court, dos nu. Un chewing-gum. Des longues boucles d’oreille en forme d’éclair. Un tatouage ethnique au creux des reins. La bouche rouge sang et les yeux bordés de noirs. Une princesse des villes. Je la voyais grande, non vieille plutôt. Mais la vieillesse, c’est relatif. A partir de quand peut-on juger quelqu’un comme étant vieux ? Moi, je dirais qu’un vieux, c’est quelqu’un qui a dix ans de plus que moi. J’en avais dix. J’ai dû considérer qu’elle avait vingt ans. Elle a dit en avoir dix huit. Elle m’a fait un clin d’œil et m’a ébouriffé les cheveux. Je n’ai pas aimé. Je ne voulais pas qu’elle me considère comme un gosse mains au moins, elle m'avait remarqué. Les autres étaient des hommes. Tous pareils. Costumes noirs trop serrés pour leurs carrures d’athlète, chaussures noires, chemises blanches. Le genre que mon père présente à ses clients. Oui, elle était différente. Comme un rayon de soleil au milieu d’un ciel plombé.

Mon père était là aussi. Impeccable comme à son habitude. Implacable. Mon père ne transpirait jamais. Ses costumes ne se froissaient pas. Ses cheveux ne se décoiffaient pas. C’était mon père. J’étais fier de lui. Il passait au milieu de ces colosses. Plus mince et pourtant plus fort. Il n’avait pas peur, il ne craignait rien. Jamais. Il a fini par remarquer la fille et lui a demandé ce qu’elle faisait là.

« Je viens pour le job » a-t-elle dit.

Mon père n’a pas ri. Il n’a jamais eu beaucoup d’humour. Il lui a juste dit de sortir. Elle a dit : « pas avant d’avoir signé le contrat. » Elle a sorti un couteau. Elle l’a fait tourner dans sa main. Elle a dit qu’elle jouait le poste sur un combat. Mon père n’a pas bronché, encore moins reculé. Il n’a pas choisi un des postulants. Il a appelé son garde du corps. L’obèse, on l’appelle. Et, ce n’est pas que du gras.

Elle a encore tourné son couteau dans la main. L’Obèse est tombé, il s’est relevé en jurant. Elle a fixé mon père sans ciller et a rangé son couteau dans son étui.

Les yeux de mon père se sont rétrécis. « Sorcière » a-t-il grommelé en hochant de la tête.

Elle a fait un clin d’œil.

« 2000, logée nourrie. Je ne fais pas le ménage ni la cuisine. Je veux bien faire le chauffeur mais uniquement avec le monstre qui est dehors. »

Mon père aimait les grosses cylindrées. Il a paru réfléchir.

« 2000 par mois, c’est beaucoup pour une débutante.

- 2000 par semaines, et je les vaux. » Elle lui a tendu sa carte, il lui a désigné son bureau puis il m’a regardé comme s’il soupesait la valeur de mon existence tandis qu’elle entrait, Je me suis contenté de regarder la porte par laquelle elle avait disparu. J’étais amoureux. Ma vie commençait

*

Qu’était-il arrivé ? Dix ans déjà. Elle est ma vie, mon ombre, mon amie. Elle a m’a aimé et protégé. Elle a toujours été là et le sera toujours. Elle est ma famille. Elle est celle auprès de qui j’ai grandi. J’aime ses sourires, comme une touche de lumière dans son visage triste. J’aime ses moues enfantines sous son regard dur. J’aime sa force mais ses faiblesses aussi. Elle est l’innocence et la pureté sans en avoir l’apparence. La douceur et la féminité dans un carcan de cuir. Elle est ma Lolita.

Peut-être est-ce à cause de tout cela que, je me suis retrouvé à couvrir sa fuite quand la police nous est tombé dessus avec un mandat et un avis de recherche. Je ne pouvais pas laisser tomber. Ce ne pouvait être qu’une erreur ou peut-être une farce de mauvais goût. L’homme assis face à moi qui suait à grosses gouttes ne pouvait pas être venu pour l’arrêter. Tout cela n’était qu’un cauchemar, j’allais me réveiller et me retrouver dans mon petit monde. Je fermais les yeux, les rouvris, il était toujours là. Lui et ses questions que je ne voulais pas me poser.

« Katarina Juste. Sans H. Dite Lolita. » Une photo atterrit sur la table juste devant moi. Un visage grave. Triste. Anonyme. Que peut-on faire passer devant un photomaton ?

« Employée par Thomas Witches, patron de l’entreprise Witches précise le flic comme si j’ignorai qui était la personne qui vivait avec nous depuis plus de dix ans.

J’ai rectifié : « Des entreprises Witches. » Mon père n’a pas fondé un empire pour qu’on le traite de petit artisan de village

« Des entreprises oui. Il loue des gardes du corps, c’est ça ?

Bruits de feuillets qu’on déplace. « Witches : Systèmes de sécurité, garde du corps, milice privé. Je vois le genre ».

Il ne voyait rien. Vu le ton dédaigneux, il se contentait de penser qu’il s’agissait d’arnaques pour richards. La police a toujours tendance à penser que les entreprises de sécurité leurs font comme une sorte de concurrence déloyale. S’ils faisaient bien leur boulot, nous n’aurions pas tant de clients et mon père n’aurait pas fait fortune.

« Donc mademoiselle Juste dite Lolita., célibataire, Age : 29 ans » Regard suspicieux sur la photo « je lui en donne à peine 22 »

- Ca fait dix ans qu’elle travaille pour la maison Witches. Vous imaginez que mon père l’a embauchée à 12 ans ?

- Non, bien sur, passons. » Il fouille dans ses dossiers. Quelques feuillets tombent, il se plie en deux pour les ramasser et les fourre en vrac dans son sac. Quelle admirable organisation !

Fièrement il sort un dossier comme si c’était un exploit « Contrat de travail. Voila. Je soussigné monsieur Witches embauche mademoiselle Juste. Descriptif du poste. Une tête se relève. Elle vivait dans cette baraque ? »

Je suppose que dire qu’elle y vit toujours n’est pas ce que ce monsieur veut entendre « oui, dans la chambre que vous avez déjà saccagée.

- Assignée à votre sécurité personnel c’est bien cela ?

- C’est cela.

- N’est ce pas un peu abusif pour un jeune homme de 20 ans d’avoir un garde du corps personnel ?

- Mon père a perdu un enfant. Une triste histoire. Depuis, il met tous ses moyens en œuvre pour que ce genre de chose ne puisse plus arriver, ni à moi, ni à personne. Il a perdu sa femme aussi voilà 9 ans. Je suis sa seule famille. Cela dit, elle gère aussi la sécurité de la propriété en équipe avec les deux hommes que vous avez déjà interrogé »

Et ça recommence à marmonner : « Y en a qui savent pas comment dépenser leur fric. Enfin quand on a les moyens. Bon où en étais-je ? Salaire… Putain, faut vraiment avoir le feu au portefeuille. »

Se rendait-il compte qu’il parlait suffisamment fort pour que je l’entende. Raclement de gorge.

Sa tête se lève des documents.

« Pardon, oui. Donc cette…Lolita était votre garde du corps. Parlez-moi d’elle. Etait-elle bonne… ? Je veux dire bon garde du corps ? Bref, faisait-elle du bon boulot ? »

Est-ce que Lolita faisait du bon boulot ? En voila une question. Je suis encore vivant. C’est bien la preuve de sa compétence. Quel con celui-là. Cependant l’idée me fait sourire. C’était la pire branleuse qu’on puisse imaginer. Elle piratait des leçons de guitare sur le net pour occuper ses heures de boulot. Elle passait des heures à chantonner, perdue dans ses pensées ou elle se peignait les ongles de pieds en noir affalée devant la télévision. Mais ce n’est pas ça l’important. Elle a toujours veillé sur moi. Quel intérêt d’avoir toujours l’air de bosser. Avec elle, la sécurité était toujours au top. Elle ne laissait jamais rien au hasard.

« Je dirais que Lolita était le meilleur garde du corps qu’il soit. Mon père veut toujours ce qu’il y a de mieux.

- Mouhai. » Quelques annotations : fils de richard. N’importe qui serait capable de lire à l’envers même une si mauvaise calligraphie. C’était de la provocation ou quoi ?

« Quels étaient vos rapports avec cette fille ? » Regard lubrique.

« Je dirais, franche camaraderie. Mais toujours avec cette distance nécessaire entre employeur et employé. » C’était pas mal trouvé ça. Ca lui rabattrait son caquet « Ca nous arrive de discuter sur diverses sujets. Actualité, politique, culture, ce genre de chose. » Je ne suis pas certain qu’elle soit capable ne fut-ce que de donner les noms de trois présidents mais ça commence à me plaire de raconter des bobards.

« Elle m’escortait en dehors de notre baraque aussi surveillée qu’une prison et mon collège puis lycée qui ressemblait aussi à un établissement pénitentiaire. Maintenant que je vais à la faculté, j’ai un peu plus de liberté.»

Il souligne son annotation : fils de richard de deux barres épaisses.

Je tente d’ignorer ce merdeux en gardant mon air poli de façade. Lolita, dans quelle merde t’es tu fourrée ?

« Elle me pousse à travailler. C’est un exemple pour moi. La voir s’investir totalement dans son travail me motive à faire le mien »

Je pousse un peu là.

Je m’imagine discuter politique avec Lolita. Non, c’est sur, la culture, c’est pas son point fort mais elle est loin d’être idiote. Sans doute n’a-t-elle pas eu la chance de pouvoir faire des études. Je ne sais rien de sa vie avant son arrivée ici. Dix ans à vivre ensemble et je me rends compte que je ne sais rien d’elle. Pour moi, elle a toujours été là et elle le sera toujours. Ce ne peut-être autrement. Je regarde distraitement sa photo : papier glacé posé sur la table. Trop sérieuse. Mais elle est jolie. Très jolie. C’est vrai qu’elle paraît toute jeune. « Elle me donne de bons conseils ». Comment puis-je sortir de telles inepties. Je lui en donnais parfois des conseils. Elle, elle inventait de fausses alertes à la bombe dans le collège pour que je puisse me tirer et on allait se manger une glace au parc. C’était le bon temps.

La réflexion qui me faisait le plus rire chez elle c’est quand elle me demandait si je n’étais pas censé bosser. La charité qui se fout de l’hôpital qu’on dit. Non le contraire. Enfin, je ne sais plus. Ou alors regardez la paille dans l’œil du voisin et pas la bûche du sien Je n’ai jamais rien compris aux proverbes. Tout ça pour dire qu’elle me fait rire quand elle me demande de bosser alors qu’elle n’en fout pas une. Alors, dans ces cas-là, je lui retourne la question

« Et toi » lui dis-je « tu crois qu’on te paie pour rester le cul sur ta chaise a faire pleuvoir en maltraitant ta guitare d’occas ? » Elle n’aime pas que je la critique ainsi. Même si elle n’en fout pas une, elle prend son travail très à cœur. A croire qu’elle se sent investie d’une mission divine. Que son devoir de me protéger passe au dessus de tout. C’est ce qu’elle me dit quand je lui demande si elle ne voudrait pas faire autre chose de sa vie. Elle se mord les lèvres et prend son air le plus sérieux pour m’expliquer qu’elle doit veiller sur moi. Pauvre petit orphelin que je suis. La mort de ma mère l’a encore plus chamboulée que moi ou papa. Elle se croit sans doute en devoir de la remplacer. Mais ce n’est pas d’une mère de remplacement dont j’ai besoin. En tout cas, je ne considère pas Lolita comme ma mère. Même pas comme une grande sœur. Bien plus en fait.

C’est une pro du couteau aussi. Elle adore ça. Elle aurait dû faire du cirque. Je l’imagine bien dans un maillot à paillette à lancer des couteaux. Je ne l’ai jamais vu porter autre chose que des pantalons mais je suis sur qu’elle a des jambes magnifiques.

Annotation supplémentaire du gars sur la feuille en face de moi : dois se faire chier seul dans sa baraque de 500 mètres carré. Le père se tape forcement la fille. Sinon, c’est qu’il est PD

Je pense sincèrement que ce type ne se rend pas compte que je lis ses notes sans problème. Non, ce n’est pas de la provocation. Il est juste très con

« Non mon père ne se tapait pas Lolita et moi, je ne me sens pas seul.

Il rougit. Il ne sait plus où se mettre, bafouille. Mais où est ce qu’ils l’ont pêché celui-là ?

« Ecoutez, Lolita est une fille bien. Très professionnelle, consciencieuse, discrète. »

Mon père les appelle le rebus. De bons gars mais pas le profil du job. Alors il les a engagé pour lui. Il dit qu’ils sont d’autant plus fidèles qu’ils pourraient toujours voir ailleurs, personne ne voudrait d’eux.

Il y a l’Obèse. Un ancien sumo, efficace mais horrible à regarder avec une balafre hideuse qui lui traverse la face. Pas assez discret.

Le Vioc. Un génie de l’électronique mais trop vulgaire et trop vieux.

Et Lolita. Elle cumule, elle n’est pas discrète, vulgaire, et pire que tout, c’est une fille.

Mon père avait oublié juste une chose en les prenant à son service. Son fils côtoierait bien plus souvent ces gars-là que la graine du beau monde.

« Elle est pondérée aussi, et un modèle de vertu. »

Du moins, ça lui arrive.

Je me rappelle la première fois que j’avais voulu sortir avec une fille. J’avais 15 ans.

Je lui avais demandé si elle resterait collée à moi le jour où je voudrais un peu d’intimité avec une nana.

- Le jour ou t’auras l’occasion de baiser, je serais morte de vieillesse et mon cadavre bouffé par les vers. Qu’elle a répondu

- Allez sérieux.

- C’était sérieux.

- Houai et c’est les vers qui s’occuperont de ton pucelage. Vu comme tu t’enfermes dans ta chambre pour tes temps libres.

- Peut-être que quand tu rêves que je te fais une bonne pipe, tu …

- Assez ! Comment sais-tu ?

Elle s’arrête, hésite et se met à rire. « Parce que c’est vrai ? Tu as vraiment rêvé que… !

- Tais-toi.

- Je le crois pas. Hé le Vioc, tu sais ce que le fils du patron a rêvé ?

- Si c’est de te sauter, on en est tous là chérie. On se serre le gland en t’attendant.

- Le Vioc, je t’emmerde.

- Ho oui ma douce c’est bon.

- La ferme.

- Oui, encore, là, plus fort.

Quand elle est fâchée, elle marmonne. Il y en a qui gueule. D’autres qui frappent. Bon, elle gueule parfois. Elle ne frappe pas, mais quand tu te retrouves avec un couteau figé à deux centimètre de ta tête, tu ne la ramènes pas. Mais, quand elle est vraiment très fâchée, elle serre les poings et elle marmonne. Parfois pendant des heures. Je ne sais pas trop quoi. Une sorte de relaxation orientale qu’elle a dit au Vioc. Mais plus vraisemblablement des obscénités bien de chez nous.

Oui, on rigole bien ensemble. Tous les souvenirs qu’on peut avoir ensemble. En y repensant, j’en ai bien plus avec elle qu’avec mon propre père. Qu’est ce que je pourrais encore ajouter à mon bon inspecteur ? Faudrait que je fasse gaffe, mon père doit être interrogé aussi dans un autre coin de la baraque mais je crois qu’il ne dira pas de mal d’elle. Il a toujours couvert ses facéties. Du moins celles qu’il a pu découvrir.

« Elle est sérieuse aussi et on remarque de suite qu’elle a reçu une bonne éducation

- Elle n’est jamais partie ne fut-ce que quelques jours ?

- Non.

Une fois, je l’ai cru. On s’était disputé. Elle faisait la gueule. Je l’ai rattrapée. C’est quoi ton problème Lolita ? Tu t’es fait battre par ta mère ? Ton frère buvait, ton père te violait ?

Un peu tout ça houai ». Qu’elle m’a répondu.

Elle s’est cassée. Pour la première fois. J’ai vraiment cru qu’elle avait tout plaqué. Elle n’a même pas marmonné. Pendant un bon moment je me suis demandé si j’avais touché juste. Si c’était juste une pauvre fille qui avait fugué une vie de misère pour se faire embaucher avec une fausse carte d’identité afin de faire croire qu’elle était majeure. Ca allait bien avec son personnage acerbe. Ensuite, j’ai eu mal. J’ai réalisé que je ne la verrais plus. Là j’en aurais pleuré car putain, cette fille, elle fait partie de la famille. Pas la famille de mon père propre et aseptisée. Non, la mienne. Celle d’un gosse qui admire son père juste pour oublier qu’en vrai, il n’est jamais là et que ceux qui causent avec lui, qui l’ont élevé et qui ont fait de lui ce qu’il est, c’est le Vioc, l’Obèse et Lolita. Moi aussi j’aurais bien tout plaqué là. Mais je n’avais pas les couilles alors je me suis contenté d’une virée. J’ai fait le mur en utilisant l’angle mort des caméras de surveillance et, pour la première fois, je me suis retrouvé dans la foule de la jungle urbaine du samedi soir mais paradoxalement, seul. J’ai traîné dans un bar, des filles m’ont dragué, m’ont traité de beau gosse. Sans doute parce qu’elles m’avaient vu étalés sur le papier glacé d’un magazine féminin recensant les dix célibataires à se taper pour se faire un max de thune. Qu’elles pensent ce qu’elles veulent, qu’elles tentent de me mettre le grappin dessus, au moins j’aurais baisé…. En pensant à Lolita. Puis je l’ai vue. Elle était assise à une table dans un coin sombre. Malgré la foule, elle était seule. Une cigarette au coin des lèvres. Elle l’a écrasée dans un cendrier et s’est contenté de me regarder. J’ai éclaté de rire et j’ai continué à embrasser la fille avec qui j’étais. Je ne craignais rien, le monde était à moi, Lolita veillait sur moi. Et au retour, elle a fait disparaître l’angle mort des caméras

Je pense que c’est à partir de là que nos rapports ont changé. Non, Lolita et moi, nous ne sommes pas des camarades. Elle est mon ange. Mon ange noir mais mon ange quand même.

J’arrache les papiers des mains de celui qui ose se dire inspecteur. « Alors maintenant, vous avez fini où je montre ça aux avocats de mon père ? »

Il bafouille, tousse. Je ne comprends pas qu’on puisse tomber sur un tel abruti.

« Je suis désolé » dit-il. « Je pensais pas. Enfin vous savez quoi. Mauvais concours de circonstance. Je ne sais pas ce qu’il se passe, la poisse vous connaissez ? Quand toutes les merdes vous tombent dessus. L’inondation d’abords. Une fuite. La chaudière je crois. Puis c’est notre enquêteur. Il est tombé. A cause de l’eau. Il a glissé. On m’a demandé de le remplacer. C’est pas mon job d’aller sur le terrain. J’aurais pas dû accepter. Mais c’est une sacrée promotion. »

De pire en pire. Je soupire : « Autres questions ? »

Il reprend ses feuilles, fouille dedans comme si ça vie en dépendait.

« Est-ce qu’elle se droguait. »

Putain, « Non, elle ne se droguait pas. »

Bien sur, elle collectionnait tout un tas de petits flacons remplis d’herbes en tout genre avec lesquelles elle faisait d’étranges tisanes qui la mettaient dans un état pas très net mais ce n’est pas vraiment se droguer ça. Si ?

Un bruit de verre cassé. Encore.

Même baratin que précédemment. « Tout ce qui peut être endommagé vous sera remboursé. »

« Allez-vous me dire une fois pour toute ce que vous lui voulez à Lolita ?

Et c’est reparti à fouiller dans ses papiers. Il ne sait même pas ce qu’il recherche. Il trouve une feuille. Se met à lire. On dirait qu’il a du mal à déchiffrer. C’est une blague. C’est pour une émission de télé, c’est pas possible. Je vais me réveiller et Lolita va bien se marrer quand je lui raconterai.

« Voilà, c’est ça. Manquement au devoir.

- Ca veut dire quoi ça ?

- En fait, moi, je n’en sais rien. On a juste reçu un fax disant qu’on devait la ramener au poste.

- Un fax de qui ?

- Des autorités supérieures.

- Lesquelles ? Ne répondez pas, j’ai compris. Vous n’en savez rien, personne ne sait rien et ils saccagent cette maison pour rien.

- Nous avons un mandat et…

Un pot atterrit devant moi. « Qu’est ce qu’il y a encore ?

C’est un des mecs qui fouille la baraque. Il veut savoir de quoi il s’agit.

« Si je sais ce que c’est ? Oui, ce sont des crèmes de soin, c’est marqué dessus. Je tourne le pot pour lui montrer l’étiquette recouverte de la fine écriture de Lolita. C’est une vraie fille Lolita. Elle se tartine de toute sorte d’onguent. Je crois qu’elle les fait elle-même. Parfois elle chipe un concombre dans le frigo, des œufs ou des herbes en tout genre. C’est peut-être ça son crime. Il y a pleins de pots comme ça dans sa chambre

– Parce que vous alliez dans sa chambre ? »

De mieux en mieux, en voila des questions passionnantes.

« Oui, et elle aussi venait dans ma chambre. Mais désolé pour vos fantasmes, rien de sexuel. »

C’était pas tout à fait vrai. Je ne suis rentré qu’une fois dans la sienne. Je me suis retrouvé avec un couteau qui me barrait la route. Elle est arrivé et m’a juste dit un mot : non. Et je n’ai plus réitéré. Faut dire, j’avais douze ans. De son coté, elle n’est venue qu’une fois dans ma chambre. Le jour de mon entré en faculté pour me réveiller. Le plus dur avec la fac, c’est que c’est loin et que je dois me lever tôt. J’ai bien tenté de négocier une chambre sur le campus avec mon père mais il a refusé. Il estime que c’est trop dangereux. Je lui ai dit que Lolita pourrait m’accompagner. Me retrouver juste avec elle, hors de la maison familiale, ça aurait été cool. Mais là, c’est Lolita qui a refusé. Elle disait qu’elle avait passé l’âge de se retrouver entouré d’étudiants.

Faut qu’elle arrête de faire sa dame, elle passerait très bien pour une étudiante.

Bref, ce jour où elle avait tenté de me sortir du lit, je l’ai chassée car bon, je dors à poil mais depuis, j’ai souvent rêvé qu’elle était restée. Et mon inspecteur est reparti avec ses questions à la con.

« Je sais pas moi quand est ce qu’elle a disparu exactement. Elle me surveille mais moi, je ne la surveille pas. Je ne passe pas ma vie à regarder derrière moi pour vérifier qu’elle me suit. Ce ne serait pas une vie. Ca doit faire trois jours que je ne l’ai pas vue. Mercredi je crois. Oui c’est ça. Elle m’a reconduit mercredi soir après mes cours. Jeudi matin, j’ai fait la grasse matinée ensuite, je suis allé en ville. »

Je me contente de réponse laconique, j’en ai trop marre, même pour inventer.

« Non, je ne préviens pas quand je sors.

J’en sais rien comment elle le sait, c’est son job. Si je veux sortir, je sors, je vis ma vie et je l’ai toujours trouvé derrière moi quand j’étais dans la merde. »

Il me regarde bizarrement, c’est vrai qu’il imagine que c’est de l’argent gaspillé un garde du corps pour quelqu’un d’aussi insignifiant que moi.

« Oui, c’est arrivé quelques fois que je me retrouve dans des situations conflictuelles. Des bandes de loosers qui me cherchaient des noises. Il y a toujours eu un couteau qui s’est planté entre eux et moi et en général ça suffit à les faire détaler. Sinon, au corps à corps, elle n’est pas mauvaise mon plus.

« Et aujourd’hui ? Non, je ne l’ai pas vue, le vendredi, elle a quartier libre. C’est le Vioc, je veux dire Marcel Maux, le gars qui surveille l’entrée qui m’a conduit à la fac.

D’autres questions ?

Il a fini par partir. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’un interrogatoire pouvait être si bidon.

Et putain, le bordel. A croire qu’un cyclone avait traversé la maison. Il n’a pas tort sur une chose l’autre con. Il y a des jours de poisses et aujourd’hui, c’en est un.

Là, si je fumais, je m’en serais grillé une et je me serais affalé devant la télé avec l’émission la plus naze qu’il soit. Mais je ne fume pas et ils ont pété la télé. Ils s’imaginaient sans doute que Lolita se cachait à l’intérieur. J’te jure !

« He, Lolita. Tu peux sortir, ils sont partis ». Une petite fille passe la tête par la porte entrebâillée. Là, elle a vraiment l’air d’une petite fille. Pas coiffée, de gros cernes sous les yeux. Un simple tee shirt et un jean. Il n’a pas tort sur une chose, on ne lui donne pas son âge.

« Merci » dit-elle. « Comment savais-tu que j’étais là ?

- Tu n’aurais pas pu sortir de la baraque sans te faire remarquer. Les caméras n’ont pas cessé de fonctionner et le Vioc surveille. Le tout réglé par tes soins. Et tu es la meilleure. Comment as-tu fait pour leur passer sous le nez ?

- Un cul d’enfer. J’étais sous le lit. Il y en a un qui s’est baissé pour regarder mais à ce moment il s’est fait un tour de rein. Il a gueulé, un autre est arrivé. C’est là qu’ils ont cassé la télé. Alors le deuxième a couru pour voir tandis que l’autre crevait de mal. Ils l’ont récupéré mais bref, au milieu de se foutoir, personne n’a regardé sous le lit.

- Une bande de nuls pareils, même dans les films on ne trouve pas ça ! »

Elle reprend son air grave, va dans sa chambre et en ressort avec un sac à dos rempli à la hâte d’où dépasse un poignard côtoyant une petite poupée de chiffon. Sorte de doudou qui ne la quitte jamais. C’est qu’on ne l’appelle pas Lolita pour rien.

« Je dois m’en aller. Tu comprends ? »

J’ai acquiescé. Je ne comprenais pas, mais j’ai acquiescé.

« Tu vas faire quoi ? »

Sa moue est devenue dubitative. Elle a haussé les épaules puis a dit : « je ne sais pas trop. Un truc à vérifier, une dette à une vieille copine et puis peut-être barouder encore un peu et rentrer à la maison. T’es grand maintenant et je suis trop vieille pour ces conneries. Puis, elle m’a dit de faire attention à moi et de ne pas me laisser porter par le hasard car c’était une belle connerie mais j’ai pas compris de quoi elle parlait

Ensuite, pris d’une impulsion j’ai dit : « Je viens avec toi. »

Elle m’a dit non en souriant comme on le dit à un enfant qui veut faire le grand et je suis resté comme un con. Je ne lui avais même pas demandé de quoi on l’accusait. J’en avais rien à foutre et de toute façon, elle n’aurait rien pu faire de mal. Lolita était partie. J’intégrai petit à petit cette information trop improbable pour être réelle. Elle avait dit qu’elle reviendrait à la maison mais, après coup, je n’étais pas sûr qu’elle parlait de la mienne. Elle devait sans doute avoir des amis, de la famille.

Je ne connaissais même pas son nom de famille. En fait si, l’inspecteur l’avait dit, Katarina Juste. Elle n’avait pas une tête à s’appeler ainsi. Lolita lui allait bien mieux. Juste. Il devait avoir des tas de gens à s’appeler ainsi. Comment allais-je pouvoir la retrouver ?

Je me suis assis dans le fauteuil. J’ai regardé le carnage qu’était devenu notre maison. J’ai pris une bière dans le frigo et j’ai imaginé la tête de la femme de ménage. Ensuite, j’ai encore pensé à Lolita. Je ne m’inquiétais pas pour elle, j’étais sûr qu’elle s’en sortirait. Elle attirait la chance cette fille. Je me souvenais du jour où elle s’était vue poursuivre en justice par un des clients de mon père car elle lui avait envoyé un couteau au raz du crâne après qu’il se soit foutu de sa gueule.

Il faut remettre dans le contexte aussi

C’était un des proprio des nouvelles baraques de luxe sur les hauteurs. Il avait décrété qu’il n’allait tout de même pas aller jusqu’à l’agence de mon père en ville alors qu’on était presque voisin et qu’il pourrait discuter affaire avec mon père devant un verre de champagne. Un pique assiette quoi. Mais friqué.

Malheureusement, Monsieur mon père était à son club. Il y fait de la pêche au gros. Je lui ai fait remarquer qu’il n’y avait pas d’étang au club. Il a dit que ce genre de poisson n’aimait pas se mouiller puis il a mimé la façon dont la cane à pêche s’enroulait autour du costard de son futur client avant de le mouliner jusqu’à son bureau.

C’est comme ça qu’il s’est fait sa clientèle.

Il discute, en vient à parler de délinquance, de quelques anecdotes où se côtoient de pauvres fillettes violées dans leur chambre, et des femmes assassinées sous les yeux de leur mari. Ma préféré c‘est celle où il confie le drame de sa vie. Son fils aîné qu’un jour on n’a pas retrouvé dans son lit. Disparu du jour au lendemain. Les heures de recherches, la mobilisation du voisinage, les affichettes avec sa photo. Ensuite, il sort de son propre portefeuille la photo d’un petit garçon de dix ans tout sourire en soupirant une larme au coin de l’œil. « Le plus dur, c’est quand ils arrêtent les recherches. » Qu’il leur dit. Et aussi quand vous vous dites : « j’espère qu’il est mort car tout autre alternative serait pire. » Le moment de silence qui suit ce discours est très important c’est là où les gens réfléchissent, là où il se disent : ce mec, ça ne lui arrivera plus car son petit est sous protection permanente. Le mien par contre… Si je ne fais rien, je suis un mauvais parent. C’est tellement bouleversant que moi-même, j’ai failli me laisser prendre. J’ai même été jusqu’à aller vérifier auprès de l’état civil que ce mystérieux grand frère n’existait pas. Bien sur, je n’ai rien trouvé, il ne s’agit là que de manœuvres commerciales. Ensuite, mon père leur vend du kit maison-sécurité jusqu’à la milice privé

Les meilleurs clients sont ceux qui viennent de se faire cambrioler. C’est d’autant plus étonnant que de toute façon ils n’ont plus rien à voler. Mais dans le métier, ce n’est pas la rationalité qui compte. Tout est une question de sentiment et mon père est très fort pour jouer avec les sentiments des autres.

Bref, pourquoi je disais ça ? Ha oui. Donc, le client était venu voir mon père qui était absent. A l’entrée, il est tombé sur le Vioc. Voyant la bête, genre un balai dans le cul, le Vioc l’a refilé à Lolita, juste pour rire un coup. Il voulait parler au responsable. Et c’est vrai qu’en l’absence du paternel, c’est Lolita qui gère la sécurité. J’étais encore un gosse à l’époque. Quinze ans, seize à tout casser. J’étais dans la pièce à coté. J’ai compris que je devais m’en mêler quand le mec s’est mis à gueuler : MAIS VOUS ETES FOLLE !

La diplomatie et Lolita, ça n’a jamais fait bon ménage. Je n’avais pas besoin d’être dans la pièce pour savoir ce qu’il s’était passé. Monsieur le futur client s’était foutu d’elle car elle a l’air d’une minette fragile. Un couteau envoyé à une vitesse prodigieuse s’est planté dans le mur au raz de sa tête. D’où, le hurlement.

Et le Vioc qui en rajoutait : On aurait dû l’appeler Lucky Luke mais c’est une fille et elle n’aime pas les armes à feu. Trop bruyant.

J’ai tenté de sauver le navire en allant faire mes salutations, genre : Bonjour monsieur. Je suis Tony Witches. Tendre la main avec le super sourire commercial comme dans les pubs. Mon père maîtrise vachement bien le coup du sourire, moi je ne suis pas aussi doué en hypocrisie de bureau.

« Je suppose que vous n’êtes pas le responsable ? » Qu’il m’a dit

« Je suis son fils. Monsieur Witches est au club. » On ne dit pas le nom du club. Entre gens distingués, on se comprend. Encore une tirade de mon père ça.

« Sachez jeune homme que je songe à porter plainte pour agression. »

Je jette un œil furtif à Lolita. Du genre très désapprobateur. Elle s’en fout. C’est ça le pire, c’est qu’elle s’en fout. Elle dit qu’elle ne risque rien parce qu’elle fait bien son boulot.

Agresser un client tu appelles ça faire du bon boulot ! que je lui ai fais remarquer une fois qu’il fut sorti sans que je puisse le calmer.

Elle s’est contentée de répliquer qu’il n’avait pas à venir ici. Que si c’était un client, il n’avait qu’à passer à l’agence. « Je ne m’occupe pas de son entreprise mais de sa maisonnée. Et je fais mon job. Hier, t’es sorti par la fenêtre tel un fugueur de bas étage derrière le dos de l’Obèse. Je t’ai repéré, amené ici en parfaite sécurité. C’est ça mon job. »

Je me suis demandé si ce n’était pas du chantage déguisé, genre si tu dis à ton père que j’ai agressé un client, je lui dis que tu as tenté de faire le mur. C’est que j’étais dans ma période de rébellion à l’époque.

« Ecoutez là celle-là. Tu n’as rien fait du tout, tu jouais de la guitare. »

Elle réfléchit regardant le plafond puis me sort : « J’ai senti que tu risquais de faire une bêtise et telle une sirène, je t’ai envoûté d’une chanson. »

Le Vioc se marre. Il lui tape dans la main. La sirène crache son chewing gum dans la corbeille et se prend une clope.

Un jour, j’ai eu le malheur de lui dire que, petit, je croyais que mon père l’avait embauché car elle était une sorcière. Depuis, elle me charrie à ce sujet. Si ma mère ne m’avait pas bercé de contes à la con aussi.

« Houai ben l’ensorceleuse a des progrès à faire. Allez, ça suffit comme ça, je devrais trouver mieux à faire qu’à traîner avec les employés.

- Il aurait peut-être besoin d’une petite dose de philtre d’amour celui-là ! »

Je crie par la porte laissée ouverte : « je t’ai entendu Lolita. »

Le mec l’a assigné en justice. Mon père a mis ses meilleurs avocats sur l’affaire. Ca a dû lui coûter une fortune. Elle s’en est sortie par un vice de procédure. Et chose étrange, elle n’a pas été virée. Mais mon père ne baise pas avec Lolita.

Et maintenant, il ne me reste que mes souvenirs et la maison est vide sans elle. Je bois encore une bière.

« Elle est partie ». Le dire tout haut me fait encore plus de mal. Je ne voulais toujours pas y croire. Mon père était entré dans la pièce. Il me tape l’épaule, continue sur sa lancée jusqu’au bar et revient s’asseoir à coté de moi une bière à la main lui aussi. « Beau bordel hein.

- Je ne sais pas toi. Mais moi, je suis tombé sur un sacré phénomène pour l’interrogatoire.

- Moi aussi. Je me demande pourquoi.

Je hausse les épaules. « Apparemment, ce n’était pas leur jour.

- Et ça te suffit comme explication ?

- Je ne sais pas. Je pense qu’ils ne savaient même pas pourquoi ils étaient là. Tu crois qu’elle va revenir ?

- Hein ?

- Lolita.

- Ca m’étonnerait.

- Elle me manque.

- Ca ne fait pas cinq minutes qu’elle est partie. »

Oui, cinq longues minutes. Ce qui me fait remarquer que mon père aussi savait qu’elle était encore dans la maison et ne l’a pas dénoncée. Je lui en suis reconnaissant. J’étais sûr que je pouvais lui faire confiance. Il pose sa bière et me donne une autre claque dans le dos. « Allez gamin, tu t’en remettras. C’est une grande fille, elle sait se débrouiller et il est peut-être temps que tu prennes ta vie en main »

Oui, elle sait se débrouiller, mais la vie sans Lolita, ce n’était pas concevable. Elle avait toujours été là pour moi. Maintenant, c’était mon tour d’être là pour elle. Elle avait protégé l’enfant que j’étais. Maintenant, J’étais adulte. Et elle, elle avait l’air d’une gosse quand elle est partie. C’était à moi de la protéger. J’aurai dû la retenir, j’aurai exigé qu’elle me dise ce qui s’était passé, ensuite, j’aurai appelé les avocats de mon père et je leur aurais dis de la sortir de là. J’aurais pu moi-même témoigner pour elle. Au lieu de ça, je suis resté ici, comme un con. Ou un lâche. J’ai passé quelques coups de fils. On m’a renvoyé de bureau en bureau. Et je n’ai rien appris de concret sinon qu’on ne la lâcherait pas à croire que c’était devenu l’ennemi public numéro 1. Comme ça. Sans raison. J’ai demandé à mon père une adresse où je pourrais la trouver, il m’a dit qu’il n’en avait pas et qu’il fallait mieux que je l’oublie. Je l’ai bassiné jusqu’à ce qu’il me sorte son dossier. J’ai tout épluché. Il était bien mentionné l’adresse où elle habitait avant de travailler chez nous mais quand j’ai réussi à avoir le propriétaire, il m’a ri au nez en me disant qu’il n’allait quand même pas se souvenir des locataires qu’il avait pu avoir dix ans plus tôt.

Je suis parti à la nuit tombée. L’idée qu’elle puisse être toute seule, sans nulle part où aller, au milieu de la nuit, traquée comme une bête, ça m’était insupportable. Je suis allé voir l’Obèse dans la cahute d’entrée. Il dormait, alors j’ai sorti ma voiture sans me faire voir. Sans Lolita, c’était plus facile. Ensuite, j’ai erré un peu au hasard avec des raisonnements à la con suivant les endroits qu’elle aimait et où je serais allé à sa place. Je l’ai trouvée au petit matin. Elle sortait d’un motel sur la grande route. Sur le moment, la retrouver ainsi, ne m’a pas paru particulièrement étrange. La journée de poisse était derrière moi, je pouvais bien avoir un peu de chance.

Je lui ai ouvert la portière et j’ai dit : « Personne n’a pu me dire pourquoi on te recherchait.

- Tu penses sans doute que moi je vais te le dire ? »

Evidemment que je le pensais, elle n’allait pas faire de cachotteries avec moi. Elle savait tout de moi et plus que tout, elle savait qu’elle pouvait me faire confiance. On est resté un moment à se regarder. Le temps de ravaler mon amour propre et d’accepter une fois pour toute que cette fille avec qui je partageais tout depuis dix ans ne partageait de son côté rien avec moi. J’aurai dû remonter la vitre et la planter là mais je l’aimais trop. J’étais prêt à tout pour elle aussi, tout ce que je me suis contenté de faire, c’est de lui ouvrir la portière et de lui proposer de monter.

Voila comment je me suis retrouvé en cavale. Je m’imaginais déjà complice sans même savoir de quoi. Situation déjà intolérable pour un gosse comme moi qui se sent rebelle car une ou deux fois il a fait le mur de sa baraque de luxe pour retrouver en cachette quelques jolies filles, le tout avec son garde du corps sur les talons. Ce fut encore plus dément. Deux jours après, on annonçait en première partie du journal télévisé l’enlèvement du fils Witches par son garde du corps. On attendait la demande de rançon. Nous étions dans une sorte de pension de famille perdue en pleine campagne. Le temps que ça se tasse disait Lolita. Se tasser de quoi ? Elle en faisait un mystère pire que son age réel. Quand je lui avais proposé de monter dans ma voiture, elle s’était contentée de me pousser, de prendre le volant et de rouler. On avait assez vite quitté l’autoroute pour des petites routes serpentant au milieu d’un relief de plus en plus prononcé jusqu’aux pied des montagnes. Nous n’avions quasiment échangé aucune parole. Je lui avais bien demandé une ou deux fois de m’expliquer, elle m’avait répondu que c’était compliqué. La gueule de l’excuse ! Pourtant, je n’avais pas insisté. Je n’étais pas stupide, je savais au fond de moi que si elle se sentait obligée de fuir ainsi c’est qu’elle avait quelque chose à se reprocher mais je ne voulais pas l’admettre. Ma Lolita devait être parfaite. C’est sans doute pour ça que je n’avais rien demandé de plus. Je préférais pouvoir imaginer que c’était une erreur. Mais là, ça allait trop loin. Comment pouvait-on penser qu’elle m’avait enlevé alors que si j’étais parti c’était pour la protéger. C’était du délire.

« Faut que je passe un coup de fil » lançais-je à Lolita à travers la porte de la salle de bain.

- Dans tes rêves mon mignon.

- Ils croient que tu m’as enlevé !

- Mais non mon mignon, ils veulent faire croire que je t’ai enlevé pour avoir un motif pour me pincer. Bien plus pernicieux. »

- Je vais appeler mon père et je lui expliquerais. Il trouvera un moyen de nous sortir de là.

- Non, tu vas rentrer chez toi et laisser monsieur Witches en dehors de ça.

Comment pouvait-elle imaginer que j’allais la laisser tomber. « Non, hors de question. » C’était dit. Je n’avais pas d’explications supplémentaires à donner après tout, c’était encore moi le patron. Maintenant, nous étions tous les deux. Et puis cette histoire d’enlèvement, mon père mettrait vite fin à ses rumeurs

Elle sort de la salle de bain. Ses cheveux noirs étaient devenus châtain doré.

- Pas mal. C’est ta couleur naturelle ?

- Non

- Tu devrais les couper aussi. Une tignasse comme ça, quelque soit la couleur, ça se remarque.

- Tu as raison, je ferais ça mais je trouverais un coiffeur pour s’en occuper.

Elle s’installe sur le lit, attrape une pince à ongle -cadeau de la maison- et commence à s’occuper de ses pieds en chantonnant une litanie désagréable.

« Tu ne penses pas qu’on devrait filer ?

- Où ?

- N’importe où, mais imagine que le vieux bouc qui tient ce trou à rat regarde la télévision. Il ne me parait pas y voir bien clair, mais quand même.

Lolita ne répond pas se contentant de réunir les rognures d’ongles fraîchement coupées dans une coupelle.

« Tu n’as pas un mouchoir ?

Je lui tends un kleenex en insistant : qu’est ce qu’on fait ?

Elle ajoute le mouchoir dans sa coupelle et y mets le feu. « T’inquiète

- Tu comptes mettre le feu à l’hôtel ?

Elle hausse les épaules. « Une sale habitude je sais. Un reste de paranoïa sans doute.

- Bien sur, évidemment. » Quiconque a déjà discuté avec Lolita ne dit plus jamais que les femmes sont bavardes mais admettent que se sont des êtres incompréhensibles.

Elle se fait deux tresses telle une petite fille, retourne dans la salle de bain pour troquer son peignoir contre un de ses éternels pantalon de cuir noir et m’entraîne dans l’escalier se contentant de dire que c’était l’heure du dîner.

On avait droit à la petite salle à manger pour nous deux. Ha ça, dans le genre discret, on n’aurait pas pu trouver mieux que cette chambre d’hôte perdue au pied de la montagne avec vue sur la falaise et odeur de déchetterie. Evidemment, nous étions les seuls clients. Même en pleine saison, les seules personnes à atterrir ici devaient maudire leur agence de voyage. Et c’était sale en plus. Le service inexistant. Je ne suis pas obnubilé par le luxe. Je suis quelqu’un qui a su rester simple. Mais il y a des limites et là, elles étaient dépassées. Cet endroit devrait être déclaré insalubre mais je doute qu’aucun inspecteur n’ait le courage de venir jusqu’ici. Le gérant après avoir enfilé une toque de cuisiner nous apporta nos plats, que je ne doutais pas être juste dégelés, avec des doigts sales et les ongles encore incrustés de terre.

« Calamar pour madame la terroriste et poulet à la mode du chef pour l’otage. Le chef, c’est moi » précise-t-il.

Je commence à paniquer. Je savais bien que je n’aurais pas dû écouter Lolita avec sa tranquille assurance. Elle restait calme même si elle s’était mise à marmonner entre deux bouchées. Je la connaissais trop bien pour ignorer ses tics de contrariété. Elle se décida à lever la tête tandis que je m’étais engagé dans une conversation foireuse à base de « je ne comprends pas » et de « je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler, cette demoiselle est ma sœur et nous sommes venu profiter du calme de cette si jolie région ». Evidemment, un tel mensonge sonne faux et il était logique que Lolita m’interrompe avant que je m’embourbe totalement.

« Depuis quand tu regardes autre chose que le téléshopping à la télévision ?

- Me prends pas pour un con. Je me tiens au courant moi. On n’est pas hors du monde ici. Bien sur, je n’ai pas une télé dernier cri. Une neuve ne serait pas du luxe. Genre écran plat géant qu’on accroche au mur. Enfin je te laisse imaginer.

- J’imagine que tu pourrais la mettre dans ma chambre pour distraire mon regard de la vermine. Tu ne crois pas que j’en ai assez fait pour toi ?

- Lolita, qu’imagines-tu ! Ma gratitude n’a ni limite ni date de péremption. Tous les jours que Dieu fait, je m’éveille en me disant : tout ce qui m’entoure, je le dois à Lolita. Les affaires vont mal tu sais et ce qui m’entoure, c’est de la merde. Le toit à refaire, la tuyauterie en miette. Je ne te parle pas de l’électricité. Si j’ai un contrôle, je suis mort. Faut que j’investisse.

- Sale rat. On monnayera ça tout à l’heure. En attendant, retourne dans la porcherie qui te sert de cuisine et trouve-nous un dessert. Et si tu as ne fut-ce que l’idée d’approcher le téléphone, t’es mort. »

Il y avait apparemment beaucoup d’éléments que j’ignorai encore.

« Dois-je en conclure que vous vous connaissez ? » Je regardai le vieil homme partir en ronchonnant dans sa cuisine.

« Bien sur, nous sommes de vieux amis.

- C’est ce que j’ai cru comprendre. Dans quelle merde t’es tu fourrée Lolita ? »

Ca faisait longtemps que je ne lui avais pas posé la question. Pour autant, je ne m’attendais pas à ce qu’elle réponde aussi je fus en même temps agréablement surpris mais aussi méfiant quand elle inspira profondément avant de se lancer dans une longue tirade :

« C’est compliqué, j’étais jeune. Je me tapai sans doute une bonne crise d’adolescence sur le tard genre idéaliste à la con. Je faisais des trucs pas nets mais au fond, je ne m’en sortais pas trop mal mais on m’en a demandé trop. J’ai refusé, j’ai eu peur, et puis je me suis engueulé avec quelqu’un qui m’était cher. Enfin l’escalade tu vois. Je me suis prise d’un trip à la con pour voir la réalité de la vie. Mais lui, ça n’a rien à voir. Ce n’est qu’un looser de bas étage. Une petite crapule qui connaissait des types pas nets mais que je devais rencontrer pour le boulot. Il a toujours marché au marchandage. Il m’a filé deux ou trois tuyaux, je l’ai aidé pour son affaire pourrie. C’est un sale type mais réglo. Il ne nous dénoncera pas à condition de trouver un arrangement et de ne pas rester trop longtemps. Faut pas tenter le diable. »

Des trucs pas nets comme quoi ? Des bêtises de gosse, sans gravité peut-être. Et c’était il y a longtemps. Sans doute sans importance. Mais j’avais de plus en plus de mal à m’en convaincre.

- Mais quoi, tu as tué quelqu’un ou quoi ? »

Elle se concentre sur son poulet. Elle ne répond pas. Elle lève soudain la tête et se mord doucement la lèvre. « Je voulais pas. Je suis partie pour éviter ça et puis… » Elle se penche à nouveau sur son assiette. « C’était un accident » dit-elle d’une toute petite voix « un stupide accident ».

On finit de manger en silence. Je n’ai pas le cœur d’en demander d’avantage. Ca changerait quoi ? Rien. Quoiqu’elle ait fait, c’est du passé et c’est déjà pardonné.

« Allez, si tu veux me suivre, tu dois apprendre les règles du jeu. Je ne serais pas toujours derrière toi » Elle sort une pièce de monnaie. La lance en l’air et la récupère dans le creux de sa main.

A ton avis ? Pile ou face ?

- Qu’est ce que j’en sais moi.

- A ton avis ?

1 commentaire:

Infinity a dit…

Chouette chapitre !
Dommage pour les quelques fautes de temps en temps ...

Je viendrai lire le suivant demain ;)